L'appréciation à porter sur le régime installé par Lénine provoqua dès le début une polémique considérable. Dès 1918, elle s'est principalement centrée sur la violence et les crimes de la Tchéka, la commission extraordinaire créée juste après le coup d'État bolchevique de novembre 1917 pour combattre ses adversaires et dont Félix Djerzinski a été le premier chef. Il peut paraître paradoxal que nombre de socialistes européens, mystifiés par la propagande, émirent des avis indulgents sur les crimes du régime et les prisons de la Tchéka comme en témoigne le rapport de la délégation anglaise des Trade Unions accueillie à Moscou sans qu'aucun membre ne sache le russe. En fait, durant toute cette période, une énorme quantité de livres et de rapports sur le sujet fut publiée, — soit en Russie mais hors de l'espace contrôle par les bolcheviks, soit le plus souvent à l'étranger, à Berlin surtout, où les socialistes allemands avaient une forte relation à la Russie, — et c'est cette masse de documentation provenant d'émigrés russes souvent socialistes que Sergueï Melgounov put utiliser à la faveur de l'exil qui l'amena en France.
Après des études d'histoire, il s'était lancé dans l'édition puis dans la politique, passant des KD aux SR. Il appartenait à la même génération que Trotski et Staline, celle de 1879. Il avait entrepris de publier des archives de l'ancien régime quand le coup d'État bolchevik mit fin à son activité. Adversaire résolu du régime, il passa une partie de sa vie à accumuler la documentation sur les crimes qui se cachent derrière l'expression : la Terreur rouge. Cinq fois arrêté, il connaît le système de l'intérieur, comme Soljenitsyne dont il est le précurseur : à l'un les crimes du léninisme, à l'autre ceux du stalinisme. Sergueï Melgounov publia son essai sur la Terreur rouge en Russie chez Payot en 1927 après une première publication à Berlin en 1923. Il est le plus célèbre des historiens de la diaspora russe et l'auteur de divers ouvrages sur la Russie en révolution et sur la guerre civile. Son essai Comment les bolcheviks ont pris le pouvoir, paru à Paris en 1953, a été réédité en Russie en 2014 chez Iris Press.
Convaincu par l'idéal socialiste l'auteur ne critique pas par principe « ceux qui, par malentendu, se disent communistes » (p.332). Son objectif est de faire connaître les crimes commis par les hommes que les bolcheviks mirent à la tête des tchékas, tant à Moscou qu'en province. Si « toutes les parties engagées dans la guerre civile ont commis des atrocités » (p.31), une fois les combats terminés et les armées blanches vaincues, les tchékas continuèrent à sévir comme si la lutte n'avait jamais cessé se livrant souvent à des vengeances sans raison. Toutes les classes de la société subirent les prises d'otages et les exécutions capitales, souvent sans jugement. Et s'il y avait jugement, c'était une parodie de procès où la peine de mort était courue d'avance. L'auteur prête à Zinoviev ce mot terrible et d'une incroyable impudence : « La Tchéka est la beauté et la fierté du Parti communiste » ! Dans l'avalanche de victimes — paysans, ouvriers, nobles, officiers, intellectuels, prêtres, etc — les statistiques que Melgounov s'efforce de constituer, année après année, confirment bien l'idée que ce n'est pas le stalinisme qui a inauguré la violence dans ce pays et les exécutions en série semblables à celles de la shoah par balles en Ukraine. La brutalité barbare du régime soviétique était bien une réalité dès le début du pouvoir de Lénine. Conquérir et conserver le pouvoir justifiait toutes les horreurs au nom de la révolution, les fusillades devenant l'argument politique. Parfois les crimes commis étaient tels que l'administration dut limoger quelques tchékistes. La transformation de la Tchéka en GPU (guépéou) marqua une certaine évolution car avec le temps les voyous et les criminels de droit commun recrutés au début seront remplacés par des bourreaux qui auront fait des études.
Parmi les tchékistes les plus sanguinaires, l'auteur cite de nombreux noms… y compris ceux de femmes bourreaux, telle Natacha Samoïlova qui a signé des centaines de condamnations à mort à Ekaterinoslav, ou Rebecca Plastinina-Maïssel qui accompagna son mari Mikhaïl Kedrov au SLON, le camp spécial des Solovski de triste mémoire, près d'Arkhangelsk. Particulièrement nombreuses sont les indications concernant les tragédies de la répression en Ukraine et en Crimée (où les Tatars furent particulièrement accablés), avec aussi parfois des sources inattendues comme des dépositions au procès de Moritz Konradi qui avait assassiné le diplomate soviétique Vorowski en marge de la conférence de Lausanne en 1923. Sur ces épisodes de la répression dans le sud du pays, le livre récent de Jean-Jacques Marie, La guerre des Russes blancs, 1917-1920, peut apporter des précisions utiles.
• Sergueï Melnougov : La Terreur rouge en Russie (1918-1924). Traduit du russe par Wilfried Lerat. Syrtes poche, 2019, 355 pages. Préface de Georges Sokoloff.