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Le paysage japonais traditionnel reste l'arrière-plan de tout ce roman fondé sur le pèlerinage du narrateur : monts, vallées et rizières, temples — tandis que l'urbanisation contemporaine part à l'assaut des pentes du mont Hiei dominant le lac Biwa à l'est de Kyoto, l'ancienne capitale impériale.

Quoi qu'il en dise, le narrateur ne réalise pas un voyage d'agrément, mais des pérégrinations par monts et par vaux, — « J'étais venu du mont Ikoma jusqu'au mont Shigi. L'idée étant ensuite d'escalader le mont Katsuragi jusqu'au pic de Diamant » — de « flâner parmi les vestiges d'un vieux temple qui passaient pour avoir été la consolation d'un shogun en déroute » et de visiter un maximum de sanctuaires. Hébergé dans un monastère triste ou une pauvre auberge au petit bonheur du parcours, le marcheur ne ménage pas son corps. « Être en vie est — déjà — une maladie ». La pourriture vivante des maquereaux proposés dans une auberge détraque l'intestin du narrateur : l'écœure un miso blanchâtre mais il concède que « le maquereau au miso rouge n'est sans doute pas plus appétissant aux yeux de qui n'en a pas l'habitude ». Quand ce n'est pas la fièvre ou les troubles alimentaires, l'« absurde rumination d'idées confuses », la pluie, la fatigue, la chaleur, la neige accablent le voyageur au modeste bagage et trop porté sur le saké et le whisky, traînant de gare en taxi et de funiculaire en crapahutage pédestre, jusqu'à risquer un bref séjour à l'hôpital. « Depuis le début je n'avais pas de véritable programme de voyage, mais pour le coup il était épuisé ».

 

En suivant Yoshikichi Furui dans cette espèce de guide culturel du routard nippon, le lecteur occidental se retrouve plongé dans un univers déconcertant peuplé de sanctuaires shinto ou bouddhistes. Si l'on rencontre Bishamon et le redoutable Kannon, d'autres divinités ne sont pas identifiées, telle cette « petite représentation sommaire d'on ne sait quel buddha ». D'autres dieux surprennent le lecteur comme le visiteur, tel « le vénéré Jizo protecteur des accouchées, intercesseur des femmes qui souhaitent enfanter. » La statue du dieu « avait reçu un badigeon de couleur crue proche du rose tendre qui lui donnait, rond de visage et de corps, l'apparence d'une gigantesque poupée. » À un autre moment, nous dit le pèlerin, « je suivais du regard les dévotions d'une vieille femme qui s'abritait sous son parapluie et aspergeait à pleines louches les corps des Jizo alignés sur le bord de la rivière ». Les témoignages de la religiosité populaire ne sont pas l'un des moindres intérêts de ce roman d'allure parfois documentaire.

 

Aux descriptions répétées des divinités s'ajoutent les monuments funéraires. « C'était une petite tour funéraire figurant les cinq éléments... La boule de l'Eau avait triste allure, on aurait dit un cylindre usé ou un mortier. Le chapeau de Feu n'était plus qu'une épaisse galette aux contours émoussés ; pour le reste, roues du Vent et de l'Espace par-dessus, roue de la Terre par-dessous, n'importe quels méchants cailloux remontés du sol auraient aussi bien fait l'affaire. »

Bien que sacrés, certains lieux lui causent des déceptions. « Le grand sanctuaire de Tatsuta, dont je voulais rapporter au moins une image gravée qui justifiât d'avoir pris le chemin le plus long pour venir jusqu'à lui, n'avait à offrir que des talismans contre les accidents de la route ou les accouchements difficiles ». Ailleurs son odorat réprouve « les amas de bandelettes votives croupissantes ». Ailleurs encore c'est la présence de pèlerins, de femmes bavardes ou d'écoliers bruyants dans ces versants et ces vallées qu'il imaginait « peuplées de saints ermites adorateurs d'Amida » qui gêne celui qui croyait pouvoir « mener une vie retirée » comme un ascète d'un autre temps. De même, le moine et poète Saigyō (1118-1190) qui avait fui le monde pour les cerisiers du Temple des Fleurs en éprouva-t-il leur défaut, celui d'attirer les amateurs de fleurs venus involontairement troubler son repos. La performance du pèlerin se fait même au mépris de son équilibre mental quand « dans l'enceinte l'austère alignement de stèles dédiés aux morts pour la patrie acheva d'ébranler un moral déjà affecté par la chaleur ». Le voyageur s'entête même à rechercher dans les vallées l'appel sinistre du coucou : « shidétawosa » !

 

Kano Sanraku : Southern BarbariansSuntory Museum of Art, Tokyo.

 

Cet itinéraire spirituel et mélancolique s'effectue, il le faut pas l'oublier car c'est peut-être la dimension la plus étonnante du roman, en présence d'une remémoration culturelle permanente. Cela va des peintures de Kano Sanraku (1559-1635) et de l'histoire du Japon féodal, à la poésie classique, au Dit des Heiké (recueilli en 1371), comme aux œuvres de Fujiwara no Yoshitsune (1169-1206) ou de Bashô (1644-1694). Au cours des randonnées, le narrateur en cite des passages entiers ou se remémore des personnages remarquables, empereurs, princes rebelles et conspirateurs. Cela ne l'empêche pas de se souvenirs aussi de sa propre vie, quand avec « une rouge traînée qui ondoyait entre les nuages » lui revient le cauchemar d'enfance des incendies provoqués par les bombardements américains sur Tokyo.

Une œuvre exigeante et qui change des petits romans à la mode.

 

FURUI Yoshikichi. Chant du Mont fou. Traduit, annoté et postfacé par Véronique Perrin. Seuil, 2015 [1982]. 294 pages.

 

 

Tag(s) : #LITTERATURE JAPON, #JAPON
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