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Il est abondamment question du mariage et des conditions qui assurent le bonheur des époux dans ce roman qui fut autrefois si célèbre en Russie. Le mariage de Véra Pavlovna Rozalskaia constitue l'ossature de ce roman très particulier à l'intrigue bien moins serrée que les réflexions des personnages ne sont développées, alambiquées même, et souvent sous-tendues de cette seule question : Que faire ? Mais le contenu du roman de Nikolaï Tchernychevski est loin de se tenir à l'unique problématique du mariage qu'il faut pourtant commencer par détailler.
 
 
Une jeune fille, Véra, s'ennuie chez des parents d'un milieu modeste. Sa mère Maria Alexéievna rêve d'un gendre riche comme le fils de sa propriétaire, Mikhaïl Ivanovitch Storechnikov. Or Véra refuse d'épouser cet officier frivole et mondain et elle réussit à s'évader du milieu familial en trompant la vigilance de sa mère avec la complicité de l'étudiant qui vient donner des cours à son petit frère. Véra épouse ainsi en secret Dmitri Serguéievitch Loboukhov qui finit ses études de médecine de même que son brillant ami Alexandre Matvéitch Kirsanov (même patronyme dans « Pères et Fils » de Tourgueniev paru en 1862). Le mariage de Véra avec Loboukhov est loin d'illustrer le bonheur conjugal : pas de transport amoureux bien qu'elle l'appelle sans cesse « mon chéri », rien que du rationnel dans leur foyer qui tient en fait de la cohabitation puisqu'ils font chambre à part et qu'il ne leur vient pas d'enfant. Bientôt cependant Véra tombe amoureuse de Kirsanov venu en ami plus qu'en confrère soigner son mari. Il s'en suit un temps une sorte de ménage à trois où chacun s'interroge : Que faire ? Kirsanov prend momentanément ses distances tandis que Loboukhov a conscience de n'avoir pas répondu aux attentes de Véra — « je m'ennuyais en déférant à ses désirs » avoue-t-il à son ami — part en voyage d'affaires et se suicide (comme l'incipit nous l'apprend de manière cachée). Bientôt, Véra se remarie avec Kirsanov et trois ans après naît Mitia. Un autre mariage prend forme dans la dernière partie du livre : comment Katia, fille de l'homme d'affaires Polozov, finit par épouser Charles Beaumont, né en Russie d'un père nord-américain, jeune homme venu à Saint-Petersbourg pour négocier le rachat de l'usine de Polozov pour le compte d'une société britannique. Katia avait auparavant eu recours à Kirsanov pour se sortir d'une mauvaise passe née d'une peine de cœur. Les deux couples vont finalement vivre côte-à-côte, partageant fêtes et réceptions.
 
 
S'il ne s'agissait que de l'histoire de couples, nul doute que ce roman n'aurait eu qu'un impact limité. Or un important lectorat russe s'est porté sur ce livre entre l'époque de sa parution et de la révolution de 1917. « Qui, après avoir lu ce roman, n'a pas réfléchi sur sa propre vie, n'a pas soumis ses propres aspirations et inclinations à un examen rigoureux ? Nous en avons tiré la force morale et la foi en un avenir meilleur » écrivait en 1890 le leader socialiste russe Plekhanov. Lenine lui-même fut assez intéressé par ce roman au point de reprendre son titre pour son essai politique de 1902. Tchernychevski a été un important représentant de la pensée populiste russe et son engagement en faveur des paysans et la fondation de la société secrète « Jeune Russie » l'a conduit en prison en juillet 1862 et c'est là, à la forteresse Pierre-et-Paul de la capitale, qu'il rédigea « Que faire ? Les hommes nouveaux », roman achevé en avril 1863 et publié la même année. L'intérêt historique du travail littéraire de Tchernychevski était donc, en cette époque de scientisme et de croyance au progrès, d'esquisser l'avenir radieux de la Russie. À la base il y aura l'affirmation du matérialisme et du rationalisme que partagent plusieurs héros du roman, tel Loboukhov et plus encore le glacial Rakhmetov qui a vendu des milliers de serfs et d'hectares de terres pour parcourir le monde et acquérir un savoir immense avant de s'installer à Saint-Petersbourg. À plusieurs reprises, l'accent est mis sur l'éducation et l'enseignement, notamment des filles. Véra Pavlovna devient l'actrice essentielle de cette émancipation féminine et de ses conséquences économiques et sociales. Mariée à Loboukhov, elle fonde un premier atelier de couture du côté de l'ile Vassilievski, puis, épouse de Kirsanov, en fonde un second dans le quartier de Vyborg. Le fonctionnement de ces entreprises sociales proches d'un statut de coopératives ouvrières, est décrit deux fois ; la seconde fois du point de vue de Katia Polozova admiratrice des initiatives de Véra avant d'en devenir l'amie. Dans l'un de ses rêves, Véra “voit” véritablement cet « avenir radieux » sous la forme d'un séjour dans le sud de l'empire, en « Nouvelle Russie », où les habitants viennent passer des mois agréables loin des températures glaciales de l'hiver des bords de la Baltique. Là, une agriculture irriguée ou mécanisée s'est développée. L'éducation population, l'alphabétisation se sont généralisées et les loisirs ne sont que soirées dansantes, concerts et représentations théâtrales. Dans la vraie vie, Véra Pavlovna était elle-même mélomane ; elle jouait du piano (ses deux maris aussi) et aimait aller à l'opéra avec Kirsanov (Loboukhov, lui, n'aimait pas l'opéra, ce qui l'a perdu !).
C'est donc l'Homme nouveau — préfiguration de ce qu'aurait pu être l'“Homo novus sovieticus” — que Tchernychevski s'ingénie à décrire durant sa captivité. Ces hommes et ces femmes sont d'abord des gens modernes qui raisonnent, tiennent des discours, argumentent et discutent encore. Le lecteur d'aujourd'hui risque de trouver pesantes leurs lourdes et longues considérations, mais il faut quand même voir dans ce roman prophétique l'esprit d'une époque qui ne voyait pas l'avenir en noir à la différence de notre sinistrose actuelle.
 
 
Ce qui peut enfin intéresser dans ce roman, c'est la question de son écriture et de l'intervention de l'auteur. « Les idylles ne sont plus de mode, et moi-même je ne les aime pas, c'est-à-dire que je n'y ai pas de goût personnellement, comme je n'aime pas les promenades et les asperges, il y a tant de choses que j'ai en aversion... » (p.189). Ou encore : « Romancier, je suis désolé d'avoir écrit quelques pages qui frisent le vaudeville » (p.90). Le romancier vit dans son récit. Il s'agit plus précisément d'interpellations du lecteur. À de nombreuses reprises en effet Tchernychevski se tourne vers le lecteur, oui, vers le lecteur mâle plutôt que la lectrice. « Je ne m'explique qu'avec le lecteur, la lectrice est bien trop fine pour m'importuner de ses hypothèses. » (p.167). L'auteur raille régulièrement un lecteur lourdaud qui comprend de travers ou pas assez vite ! Cette distanciation, qui fait penser par exemple à une pratique de Diderot, crée évidemment de l'humour mais c'est aussi un stratagème qui pousse le lecteur à lire entre les lignes pour trouver un message que la censure d'alors n'aurait pas permis d'imprimer noir sur blanc. De fait, il n'y a pas à chercher bien loin pour constater la position révolutionnaire de l'écrivain : « une vie normale viendra quand les principes et les coutumes de la société auront changé » (p. 208) et deux pages plus loin « Un temps viendra où tous les besoins de la nature de chaque être humain seront pleinement satisfaits ». N'était-ce pas la définition du communisme ? Autrement dit « L'Âge d'or viendra ».
 
Nikolai Tchernichevski (1828-1889)
 
Nikolaï Tchernychevski. « Que faire ? ». Traduit du russe par Dimitri Seseman. Editions des Syrtes, 2000, 380 pages. (La préface de Yolène Dilas-Rocheireux est à lire en ligne ici.)

 

 

 

Tag(s) : #LITTERATURE RUSSE, #HISTOIRE 1789-1900, #RELIRE LES CLASSIQUES
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