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Lorsqu’ils ne parviennent plus à assumer tous les rôles, tous les personnages que la comédie sociale leur impose, de plus en plus de femmes et d’hommes éprouvent, consciemment ou non, le besoin de s’effacer, de se déprendre d’eux-mêmes, de « lâcher pris » pour mieux rebondir. Cette absence à soi-même, que D. Le Breton nomme la blancheur, prend diverses formes. La marche, le voyage, la retraite en monastère permettent de faire le vide en cessant de tout contrôler ; le binge drinking adolescent, les démences séniles remplissent la même fonction selon l’auteur, de même que la dépression ou le burn out. Cet essai fait écho et prolonge “La fatigue d’être soi”, paru en 1998. Ehrenberg  voyait déjà poindre cette mutation : « l’homme déficitaire et l’homme compulsif sont les deux faces de ce Janus », l’homme contemporain. Plus qu’un argumentaire scientifique, Le Breton convoque nombre d’exemples d’auteurs et de romans, précieuses références littéraires pour prendre la mesure de cette « tentation contemporaine ».

Lors de l’adolescence, temps de souffrance psychique, le jeune se cherche et peine à construire son identité, comme l’auteur l’avait bien analysé dans son ouvrage « En souffrance » publié en 2007. S’il n’est pas encadré par des adultes aimants, l’adolescent se réfugie dans les conduites à risques — les jeux d’asphyxie, l’alcoolisation rapide et les drogues — pour « disparaître de soi » au plus vite. De même, l’anorexie ou les fugues déchargent ces adolescents du poids de devoir être eux-mêmes. Les jeux vidéos leur offrent un « contre-monde » idéal : grâce aux pseudos et aux avatars, le jeune choisit son identité et n’a plus de comptes à rendre. Bien que ces conduites extrêmes, ces jeux avec la mort, ne signifient pas dans leur esprit un désir suicidaire, trop d’entre eux y laissent leur vie.

Pour tout adulte, le contexte affectif et socioculturel joue un grand rôle dans ce besoin de s’absenter de soi : deuil, divorce, licenciement peuvent l’expliquer. Mais il se manifeste parfois sans raison. La société exige de plus en plus de chacun responsabilité, initiative et adaptabilité. La stressante tyrannie du temps et de la vitesse pousse à la consommation de psychotropes ; mais peu à peu l’hyperactif se consume : burn out ou dépression constituent des signaux somatiques du besoin de « laisser tomber ».

Selon l’auteur, la médecine ne suffit pas toujours à expliquer l’apparition des démences et de la maladie d’Alzheimer : « la lésion peut être une conséquence du lâcher-prise, et non son origine, comme si l’individu indifférent à son existence se désolidarisait de son cerveau ». Ces pathologies seraient signe de la volonté de la personne âgée de ne plus plus vivre quand son existence n’est plus qu’un fardeau de chagrins, de solitude et de dépendance.

Ce besoin de « blancheur » révèle, à tout âge, la difficulté de sans cesse s’assumer et le désir de retrouver un temps l’état d’enfance, quand la conscience de soi ne taraudait pas encore. Jean-Christophe Rufin sur le chemin de Compostelle, Sylvain Tesson dans son ermitage sibérien : à chacun son mode de disparition salutaire et temporaire, ou sans retour comme ces 2500 adultes qui, chaque année, sont portés disparus en France. Dans leur cas « Je » renaît bien « un autre » ; mais la majorité de nos contemporains, après un temps d’absence, remet son costume et remonte sur scène.

Le phénomène n’est pas propre à notre temps ; il se répand certes. Le Breton veut y voir un signe inquiétant et y sensibiliser son lectorat.

 

• David Le Breton. Disparaître de soi. Une tentation contemporaine. Métailié, 2015, 204 pages.

Lu et chroniqué par Kate

Tag(s) : #ESSAIS, #PSYCHOLOGIE, #SOCIETE
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