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Quand “Darkness invisible” parut, treize années s'étaient écoulées depuis la publication du précédent roman de William Golding, “La Nef” —entre temps il y avait eu deux volumes de récits et nouvelles— et ses lecteurs jugèrent que sa manière avait changé. En réalité, on y retrouve son thème du Mal qui réside en l'homme. Quant à l'intrigue, elle s'insère dans une structure narrative remarquable, début et fin bâtis en miroirs, ce que souligne le thème du feu, à savoir des flammes d'un enfer forgé par les hommes, tandis qu'entre temps avec l'histoire des jumelles Sophy et Toni le roman semblait verser dans une description des troubles de l'adolescence.

• D'abord c'est l'aventure de Matty. Le jeune garçon surgit d'un quartier de Londres en flammes durant le Blitz. (On songe à la photo de Nick Ut, à la petite fille brûlée au napalm en 1972 sur une route du Vietnam). À l'hôpital où il est traité pour les nombreuses brûlures qui l'ont défiguré il devient temporairement « numéro 7 » avant de retrouver son prénom, Matty. On ne sait rien de son passé et son patronyme fluctue au fil du texte : de Windup à Windrove. À l'orphelinat, il tombe sur un enseignant pédophile, Mr Pedigree, qu'il fait condamner par son témoignage après le suicide de son favori, le jeune Henderson. « Tout est de ta faute ! » lui lance violemment Pedigree au moment de son arrestation, inoculant une lancinante culpabilité qui désormais ne le quittera plus. Commis chez Frankley le quincailler, Matty éprouve un sentiment de malaise à la vue de la jolie vendeuse : « Il comprit que sa laideur aurait transformé ses avances à la jeune fille en une farce humiliante » ; il se retrouve « blessé au plus profond de son être ». Errant dans la Grand-Rue de Greenfield, il sera fasciné par une boule en verre illuminée par le soleil dans la vitrine de la librairie de Sim Goodchild ; après avoir tenté de prier dans une église, il décidera d'émigrer en Australie...

Le roman est ensuite l'histoire des diablesses de filles Stanhope. Sophy surtout. Dix ans au début, et les anniversaires s'enchaînent. Les jumelles sont admirablement belles comme le note avec insistance Goodchild leur voisin libraire. Leur mère a abandonné son foyer pour refaire sa vie aux antipodes. Leur père se console avec les jeunes filles au pair successives tandis que les jolies jumelles se seront bientôt perverties : l'une en multipliant les expériences sexuelles, l'autre en s'engageant dans l'action clandestine. Le lecteur trop pressé de sortir de ces chapitres dont l'écriture semble convenue et les dialogues un peu ternes risque fort de ne pas saisir quelques indices inquiétants comme la carte sibylline adressée à Sophy : « Nous avons besoin de toi ». Quel lien avec la première partie ? Matty a vu les jumelles devant la vitrine du libraire. Pedigree s'est trouvé chez le libraire en même temps qu'elles. Toni y a dénoncé Pedigree comme voleur de livres pour la jeunesse... Car sorti de prison il continue d'approcher les petits garçons.

« Identité » enfin : la dernière partie réunit tous les personnages pour un finale flamboyant jouant sur l'effet de surprise. Nous suivons d'abord Sim Goodchild et son voisin Edwin Bell, ex-collègue de Pedigree, dans une séance de spiritisme avec Matty venu en vélo du pensionnat pour gosses de riches où il travaille comme jardinier. C'est dans cet institut qu'œuvre le prof de sport dont Sophy avait fait un fiancé pour bâtir son projet criminel sans savoir qu'elle serait manipulée. Une autre séance de spiritisme, avec en plus Pedigree, aurait dû avoir lieu, mais.... laissons le lecteur découvrir par lui-même les ultimes étapes du surprenant scénario de William Golding.

• C'est sur cette trame qu'il faut placer les thématiques du Mal et de la Rédemption. « Je suis un homme religieux incompétent » dira plus tard le romancier dans son discours de prix Nobel : reconnaissons au moins que sa culture de protestant anglais lui permet de truffer ce roman de références religieuses à un point peu imaginable dans la littérature française contemporaine.

Durant ses années australiennes, Matty lisait la Bible —une qu'il déchira page à page et une autre protégée par un étui de buis— et il avait des visions qui le suivront à son retour en Angleterre. En panne d'essence dans le bush et torturé par la soif, il est comme crucifié par l'aborigène Harry Bummer. « — Toi, foutu grand type du ciel, être à Jésus-Christ ! Il sauta en l'air et retomba, un pied sur chacun des bras étendus, au creux de chaque coude. Il transperça à droite et à gauche la paume ouverte de sa lance durcie par le feu. Et de nouveau il fit un bond et retomba à pied joints au creux de l'aine, et le ciel s'obscurcit… » Plus tard, s'avançant dans un marécage glauque, Matty choisira de vivre une sorte de baptême de boue. Ces deux scènes sont parmi les plus fortes du roman.

Matty est par plusieurs aspects une figure christique. Deux créatures célestes, l'une rouge, l'autre bleue, viennent le visiter tandis qu'il s'interroge sur son destin : « Qui suis-je ? » est suivi de « Que suis-je ? » et de « À quoi suis-je destiné ? » Douze ans après une première vision, dans un ultime contact qu'il note dans son journal, à la date du 17 juin 1978, Matty apprend de ces esprits ce qu'il va devenir : « Tu dois être un holocauste » lui disent-ils tandis qu'un troisième esprit lui apparaît : « Il était tout de blanc vêtu et portait le cercle du soleil autour de la tête ». C'est le choc et c'est prémonitoire. « L'épée est sortie de sa bouche et m'a frappé en plein cœur » écrit-il encore avant de se rendre au dernier rendez-vous des anthroposophes, les disciples de Rudolf Steiner. Matty mourra en somme pour racheter non pas tous les péchés du monde, mais au moins pour expier sa part de responsabilité dans la mort du jeune Henderson, et dans la vie brisée de Mr Pedigree — qui reste néanmoins pédophile jusqu'à la fin.

Mais, outre le noir de sa tenue vestimentaire, Matty recèle en lui une noirceur cachée, d'où le titre “Darkness invisible”. Durant son séjour australien, n'a-t-il pas joué au pyromane et blessé des gens ? Cette noirceur cachée vaut aussi pour les jumelles qui ont de brusques pulsions maléfiques. Un jour, Sophy « sentit qu'elle était le plus près possible de l'état de Sorcière » en combinant un sort contre son père et Winnie pour les punir de coucher ensemble. L'auteur a parsemé son texte d'allusions à Dieu et à Diable et ces signes prennent parfois une forme chiffrée. Les esprits qui apparaissent à Matty lui ordonnent d'écrire avec son sang l'inscription « 666 » et de la porter sur son chapeau pour parcourir la ville. La collègue de bureau de Sophy est prise de stupeur par un courrier daté « 7/7/77 ». Si l'Ange exterminateur prend la forme d'un attentat terroriste inspiré sans doute à Golding par telle ou telle action subversive des années 1970, une autre image du Mal contemporain est très brièvement incarnée par Sophy quand un éclairage vertical semble dessiner l'ombre d'une moustache hitlérienne sur son visage.

L'un des grands romans anglais du XXe siècle... Incontournable.

• William Golding. Parade sauvage. Traduit par Marie-Lise Marlière. Gallimard, 1981, 344 pages.

 

Tag(s) : #LITTERATURE ANGLAISE
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