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• Écriture orale

Gabriel Bergounioux vient de publier en 2006 au Champ Vallon un roman de 246 pages, IL Y A DE (suite d'Il y a un), où il s'autorise probablement de son enseignement des sciences du langage à Orléans pour écrire en un prétendu français oral et populaire qui n'est en fait qu'une langue savamment déglinguée et qui évite généralement la double négation : "ils ont qu'à…" et "ils peuvent pas…" Mais, allez savoir pourquoi, ce sera suivi de "On n'est pas des bonnes femmes…" (p.71) ou "Si on n'a pas de couverture aérienne…" (p.94). Peut-être un oubli. On peut certainement juger que cette langue populaire ne l'est pas assez, mais on saura gré à l'auteur de ne pas nous submerger de termes techniques sur la marine et les armes, un choix qu'il évoque et justifie dans l'entretien réalisé pour la revue Page (n°105, septembre 2006). Ce n'est pas un livre à offrir à un marin de la Royale, qu'il soit actif ou retraité, car ce livre n'a rien de "réaliste". Et là est sa qualité. Le monologue intérieur d'un membre de l'équipage, un radio, est l'espace choisi pour faire fleurir une langue orale (selon l'auteur), langue populaire de marins égarés dans une guerre incertaine sur un cuirassé fantôme.  


« Les mécanos en rajoutent une couche, qu'ils trouvent sympa qu'on s'inquiète du pilotage vu qu'il y a pas à poser la question, dans l'état où ils ont la chaufferie, qu'il faudrait trouver un abri vite fait, on peut pas se permettre de traîner, encore contents si la montée en puissance nous joue pas des tours, comme de l'alcool à brûler que t'aurais dans une cocotte-minute sans soupape pendant que tu regardes la flamme du gaz voir ce que ça devient. Supposé que ça se passe pas trop mal, supposé, hein ? faut essayer de se donner des raisons d'y croire, y a intérêt à ce qu'ils amènenent assez de pétrole qu'on puisse s'offrir le voyage et c'est pas garanti. Si on n'a pas de mission en vue, ils vont livrer de quoi alimenter un briquet et démerdez vous. Là, maintenant, il reste à peine de quoi pour une sortie et des cheveux à se faire pour le retour si on nous expédie un peu loin comme c'est déjà arrivé.» (p. 229-230)

 

Suggestion d'activités :
Exercice 1. Rédigez le passage cité en vous inspirant du style de Modiano.
Exercice 2. Prolongez le passage cité en vous prenant pour le narrateur de "Verre cassé" d' Alain Mabanckou.
Exercice 3. Reformulez le passage cité après avoir relu quelques pages de "Moby Dick" ou de quelque autre roman de mer — de Joseph Conrad par exemple.
(Les plus belles pages seront envoyées à M. Gabriel Bergounioux).

 

"IL Y A DE" est sous-titré « roman » — et moi qui ne savais pas, qui ne comprenais pas, qui ne faisais pas attention, qu'avait déjà été publié en 2004 un "IL Y A UN”, j'ai tout de suite pensé "ILIADE". En fait d'Iliade c'est… l'Odyssée pour le personnage du narrateur, pour tout l'équipage, — « et ceux qui sont en mer, qu'ils se démerdent !» comme disait un autre— oui, en effet, c'est aussi l'odyssée pour le lecteur. A priori, c'est-à-dire à la lecture de la quatrième de couverture, ou à la lecture de l'article de la revue "Page" des libraires, le sujet du roman est pourtant intriguant et séduisant. Pour amateur de bouquins sortant de l'ordinaire.

 

• Guerre sur mer

« Un équipage affecté à une mission de surveillance d'autant moins convaincante que l'objectif n'est pas en vue…» Ça vous renvoie une bouffée du "Désert des Tartares" de Buzzati, l'informatique en plus. « À la fin (…) il ne reste plus de place que pour une épopée à la taille d'un cuirassé hors d'âge… (…) un univers où la survie est devenue précaire.» (4ème de couverture). « Un étrange huis clos d'un vaisseau participant à distance au blocus d'une citadelle.» ("Page"). A posteriori, la lecture terminée, un sentiment mitigé s'installe. J'ai apprécié l'évocation des événements vagues, des missions imprécises, des allusions à on ne sait quels débarquements. Des relents de Guerre d'Algérie se mêlent à quelques odeurs de la Guerre du Golfe de 1991 sans oublier un parfum éventé de thriller de Guerre froide. Et les tensions croissantes jusqu'à la formation de clans rivaux au sein de l'équipage me rappellent un souvenir de lecture que je n'arrive pas à identifier, un thème déjà lu. Eh oui, c'est une sorte de nouvelle guerre de Troie. Forteresse assiégée! Une chose bizarre enfin. Dans un navire de guerre ou de commerce, le radio est un officier important. Or, ici, ce n'est pas le cas. Comme si c'était un faux radio, uniquement affecté à des messages sans importance, souvent caviardés, transformés par la langue de bois du contrôle postal, entre les marins et les familles. Un ersatz d'officier radio qui n'accède jamais au pont où se décide l'avenir du navire. Il y a deux ou trois choses de Kafka dans tout ça. En attendant un "IL Y A TROIE" ? Mais si Troie est la forteresse que surveillaient à distance nos argonautes — ou jargonautes…

Finalement:

• Un apologue sur l'impossibilité ou la difficulté de communiquer entre le navire et la terre, entre les marins et les officiers — à chacun sa langue.
• Un apologue sur la perte de l'autorité symbolisée par la fuite finale des officiers ! Ah! encore la démission des élites.
• Un "remake" des écrits fondateurs d'Homère, l'aède qu'on disait aveugle, comme le rescapé de la dernière page, après la catastrophe finale.
Bonne lecture !

 
• Gabriel BERGOUNIOUX  : « IL Y A DE » - Champ Vallon, 2006, 246 pages.

 

 

Tag(s) : #LITTERATURE FRANÇAISE
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