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Que voilà un livre excitant ! Achevant la rédaction de son pamphlet le 30 septembre 2023, Emmanuel Todd saute sur l'échec de la contre-offensive ukrainienne de l'été pour en conclure radicalement à La défaite de l'Occident. Or, vu que les armées française, anglaise, allemande, polonaise, suédoise ou américaine ne sont pas en train de faire demi-tour ni capitulant devant les troupes russes en Crimée et au Donbass, il serait intéressant de savoir comment et pourquoi un éminent anthropologue, un fidèle héritier de Max Weber, un historien qui se dit authentique disciple de l’École des Annales, se fait aujourd'hui le perroquet de Poutine.

 

L'auteur reprend des thèmes qui lui sont chers et figurent dans ses précédents livres ; ainsi les structures familiales (famille nucléaire à l'ouest versus famille communautaire au sud et à l'est — sa base du choc des civilisations), ainsi les données démographiques (mortalité infantile, fécondité, espérance de vie), ainsi la critique de l'économie des pays les plus développés (PNB, inégalités de revenu, scolarisation). Son propos s'appuie donc sur des données scientifiques généralement solides, mais ses conclusions sont parfois comiques, voire franchement insupportables.

 

 

Le perroquet de Poutine

 

Il est vrai que la Russie a transformé depuis un quart de siècle ses faiblesses soviétiques en une série d'atouts. À sa puissance pétrolière et gazière elle vient d'ajouter la réussite agricole et les succès à l'exportation. Rosatom triomphe avec plusieurs chantiers de réacteurs nucléaires à l'étranger. Les promotions d'ingénieurs russes atteignent un effectif supérieur à celles des États-Unis et elles ne s'égarent pas vers les mirages de la prétendue industrie financière comme à Londres ou à New York. Bref, la Russie est dans un état merveilleux d'autant que les statistiques démographiques et sanitaires se sont considérablement améliorées entre 2000 et 2020. Malheureusement aujourd'hui « la Russie est militairement assiégée » par un Occident immoral.

 

Le régime de « démocratie autoritaire » semble si bien convenir à l'auteur qu'on le verrait bien demander la nationalité russe pour échapper à cet immonde Occident. Certes, les élections russes sont un peu truquées et la liberté d'expression bafouée : mais c'est négligeable. Memorial interdit, n'en parlons pas : au contraire ce sont les dirigeants occidentaux qui sont accusés par Todd d'avoir perdu la mémoire. Au lieu de considérer que l'enseignement de l'histoire en Russie est réduit à la propagande de Poutine, l'auteur préfère viser un enseignement occidental qui s'est effondré victime à la fois de la baisse du QI et de l'éducation permissive.

 

Après la désagrégation de l'Empire soviétique et la chute du bloc communiste qui ont permis à l'Europe de prendre un nouveau virage et un nouveau visage, l'élargissement à l'Est de l'UE et de l'Otan constitue pour Todd une infâme agression russophobe. Cela justifie pleinement que Poutine attaque l'Ukraine pour la punir de son choix pro-occidental dès 2014, la châtier pour l'affirmation de sa langue de paysans, reconquérir les oblasts de la Novo-Rossia qui remontent à Catherine II, et récupérer quelques millions d'hommes car la Russie est sur la pente de la dépopulation.

 

Bizarrement, il ne vient pas à l'esprit d'Emmanuel Todd que l'agression subie par l'Ukraine doive amener la Russie sur le banc des accusés. Non, il reprend la logorrhée officielle d'une Russie agressée par un Occident que l'effondrement économique et moral a réduit au « nihilisme ». Et tout naturellement, le reste du monde, outré par l'arrogance politique et la décadence morale occidentales, partage la position de Moscou et refuse des sanctions sévères contre la Russie (carte du vote du 4 mars 2022 à l'ONU). Deux autres cartes, montrant le taux de patrilinéarité et l'homophobie dans le monde, confirment ces « alignements anthropologiques » chers à Todd qui se fonde allègrement sur l'essai d'Anatole Leroy-Beaulieu (L'Empire des tsars et les Russes), vantant depuis 1881 la solidité de « la grande famille patriarcale » comme si la société russe avait enjambé plus d'un siècle tourmenté sans changer, dans une grande négation de l'Histoire. Mais « la Russie n'est pas le problème principal » précise Emmanuel Todd.

 

 

La décomposition de l'Occident

 

Inspiré par Max Weber (L'éthique protestante et l'esprit du capitalisme), Todd attribue au seul protestantisme la croissance et la prospérité de l'Europe du Nord et des États-Unis, et cela jusqu'à une belle époque située dans les années 1950. L'Amérique a vécu sous Eisenhower l'apogée du pouvoir wasp quand l'Université et l’Église assuraient un haut niveau de conscience morale. Tout cela est terminé. Le déclin de l'Amérique a commencé au cours des années 1960, quand naquit la « maladie incurable du dollar », accélérée par les déficits budgétaires abyssaux du début du XXIe siècle. Son PNB est pour partie imaginaire à cause de l'envolée d'activités tertiaires détachées de la réalité et de l'utilité, quoiqu'en disent les « comiques » que sont les économistes américains qui agitent le « hochet » de leur prix Nobel. En plus de « la disparition de l'intelligence juive », le protestantisme était devenu « zombie » : il ne restait plus de la religion propice que les souvenirs de quelques normes morales. Puis le protestantisme est passé au stade « zéro » avec le triomphe d'un individualisme nihiliste et l'affaissement sanitaire marqué par l'obésité et les victimes des opioïdes. Ne restent alors dans la société que des consommateurs soucieux des prix les plus bas permis par le libre-échange généralisé et la mondialisation. Ne restent à Washington que de soi-disant élites sans moralité : le « blub » des spécialistes des relations internationales a perdu la raison et croit uniquement à la violence et à la guerre alors que les bases matérielles de l'économie américaine se sont volatilisées avec les transferts d'usines vers la Chine. De ce fait, l'industrie américaine qui a perdu ses ingénieurs (attirés par les folies du secteur tertiaire) et ses ouvriers qualifiés est incapable de produire assez d'obus pour les besoins de l'Ukraine. Bref, « l'Amérique n'est plus un leader crédible ».

 

Si les États-Unis sont autopsiés dans un état de décomposition avancé, l'état de leurs alliés n'est guère plus réjouissant. L'Angleterre n'est plus que l'ombre d'elle-même : le temps où Rule Britannia exprimait sa vigueur économique et se tenue morale a laissé la place à la pitoyable formule : « Croule Britannia » ! Le pays ne forme plus que le tiers de ses nouveaux médecins ; il se fait gouverner par des élites venues des colonies, tels le maire de Londres, le Premier ministre et le Chancelier de l'échiquier. Ne pouvant plus s'en prendre à Bruxelles depuis le Brexit, Londres a dû trouver une autre tête de turc : Poutine.

 

Sur le continent, les pays de l'UE et de l'Otan font piètre figure. Comme l'Allemagne, la France avec ses « présidents de plus en plus proches de zéro », vit « l'effacement complet de la nation », aggravée par « l'absence, qui fait peur, d'une intelligence géopolitique minimale chez nos dirigeants et nos journalistes. » D'ailleurs « l'espace mental du Quai d'Orsay, loin d'être mondial, ne s'étend pas au-delà de Berlin, Beyrouth et Brazzaville ». Et ce n'en est pas fini des gentillesses, car, pire encore, dans cet Occident livré à l'idéologie du genre et au mariage pour tous, des « pasionarias de la guerre » campent aux postes de responsabilité : Magdalena Andersson en Suède, Sanna Marin en Finlande, Ursula van der Leyen à Bruxelles, Annalena Baerbock à Berlin, Victoria Nuland à Washington...

 

 

Écrire pour polémiquer

 

En somme, comme d'habitude serais-je tenté de dire, notre chercheur semble publier pour susciter la polémique plutôt que le débat d'idée — toujours nécessaire pour que vive l'esprit critique et démocratique. On atteint ici le marécage d'une vaine polémique sur l'Occident, une polémique qui se garde bien d'aborder l'analyse de l'agressivité du clan au pouvoir à Moscou. Bien que jonglant avec des références très honorables d'auteurs européens et étatsuniens, Emmanuel Todd en arrive à décrédibiliser les sciences humaines, notamment la géopolitique. Au seul profit de son propre narcissisme ?

 

 

Emmanuel Todd : La défaite de l'Occident. Gallimard, 2024, 369 pages.

 

 

 

Tag(s) : #MONDE ACTUEL, #GEOPOLITIQUE, #ETATS-UNIS, #EUROPE
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