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Sous ce nom "La stratégie du choc", sous-titré "La montée d'un capitalisme du désastre", l'essayiste et militante de l'anti-mondialisation fait l'histoire des catastrophes entraînées par leKlein-Choc.jpeg libéralisme depuis 1945. États-Unis, Chili, Argentine, Indonésie, Chine, Russie, etc… C'est un tour du monde passionnant. Mais la difficulté du sujet m'a amené a faire précéder mon  compte-rendu ("les maux") de quelques explications sur les arcanes de la politique économique ("les mots").

Les mots. "Libéral" et "libéralisme" sont des mots qui souvent piègent les discussions, à cause de glissement du sens entre le XIXe siècle et aujourd'hui, à cause aussi d'une signification qui peut être différente entre la France et les Etats-Unis. En France depuis deux siècles un libéral est de droite tandis qu'aux Etats-Unis c'est un homme de gauche. Les années 1914-1945 ayant discrédité à peu près partout en Europe le libéralisme, sa réutilisation inattendue dès le début de la Guerre froide (disons, 1947) incite à choisir le terme de "néolibéralisme" sans préjuger d'un nouveau contenu économique. C'est ainsi que la CEE naissante au traité de Rome de 1957 pouvait être jugée "néolibérale" alors qu'elle se prolongeait dès 1962 en une politique agricole commune très régulationniste avec des marchés organisés par Bruxelles. Pour Naomi Klein une telle intervention étatique serait quasiment le signe du communisme. Elle s'en tient dans ce livre à une définition du libéralisme synonyme de marché libre, qui est rejet de l'Etat, rejet de toute régulation, rejet de la fonction publique, et privatisation généralisée… À ses yeux, cette version serait l'héritage d'un professeur d'économie de Chicago, Martin Friedman (1912-2006), père de l'ultralibéralisme comme on dit en France et Nobel d'Économie en 1976. Voyez le flou sémantique : aux États-Unis les supporters récents de tels programmes sont les "néocons" (les néo-conservateurs) dont George W. Bush a été le porte-drapeau. Mais Friedmann se définissait lui-même comme "libertarien"... Outre un recueil de conférences, "Capitalisme et liberté" publié en 1962, il a écrit de nombreux textes sur la monnaie : on le qualifie alors de "monétariste" ; il s'efforce de convaincre que le meilleur niveau d'inflation est le niveau zéro — et il s'est montré un tel partisan de la libre entreprise et de l'ouverture des frontières (le fameux "laissez faire, laissez passer") qu'il est devenu la figure tutélaire de la mondialisation et a présidé la Société du Mont-Pèlerin, que Naomi Klein qualifie de « brain-trust de la contre-révolution ». Le dogme ultralibéral a gagné d'autres institutions : on parle de "consensus de Washington" pour désigner, dans les années 1975-2000, la politique préconisée par la Banque Mondiale et le Fonds Monétaire International (qui siègent l'en face à l'autre sur la 19e rue de Washington, DC.) : en cas de dette extérieure lourde et croissante, un pays doit sacrifier sa politique sanitaire, sociale, ou éducative, réduire le nombre de ses fonctionnaires, bref se serrer la ceinture sans s'occuper des conséquences sur la population. L'aide de Washington sera à ce prix. 

Plus que les mots, l'important est de voir quelles politiques se réclament de Friedmann, comment on les met en application, et quels sont leurs résultats. C'est à cela que s'attèle Naomi Klein, pas à une controverse de science économique. Pour une présentation moins anecdotique et ne chargeant pas que les hommes du parti républicain au pouvoir depuis Nixon jusqu'à George W. Bush on lira : Joseph E. Stiglitz, "La grande désillusion", Fayard, 2002. Et pour une interprétation qui ne néglige pas le rôle de la France (la grande absente du livre de Naomi Klein) on se reportera à Serge Halimi, "Le grand bond en arrière. Comment l'ordre libéral s'est imposé au monde", Fayard, 2004.

Les maux.

Après le formidable succès de "No Logo", l'enquêtrice de Toronto se livre ici à la dénonciation du libéralisme dans une étude implacable qui remonte aux racines du mal : les théories économiques de Milton Friedmann et leur application brutale, particulièrement quand les Républicains sont au pouvoir aux Etats-Unis. Chemin faisant, avec cette boussole anti-libérale, le lecteur révise ou approfondit l'histoire du monde depuis près d'un demi-siècle. L'enquête nous mène longuement en Amérique latine, puisque les "Chicago boys", étudiants sud-américains formés dans l'université où Friedmann enseigna de 1946 à 1976, furent utilisés par Nixon et Kissinger pour donner aux militaires chiliens un programme ultralibéral à appliquer après la chute du gouvernement de front populaire du président Allende (11 septembre 1973). Il fallait pour cela un traitement de choc : la vague d'arrestations, de tortures, de liquidations des opposants, qui marque l'installation de Pinochet au pouvoir, crée un tel effroi un tel choc dans la population qu'elle est prête à supporter tout ce qu'elle aurait refusé avant. 

D'où le titre : "la stratégie du choc". Elle est inspirée par la comparaison avec les électrochocs employés par des psychiatres qui croyaient ainsi faire surgir par "lavage de cerveau" une nouvelle personnalité remplaçant la précédente. Ces recherches avaient été subventionnées par la CIA et il en résulta un manuel de torture, le "Kubark", datant de 1963, l'ancêtre des tortures de la prison d'Abou Graïb en quelque sorte, le lointain descendant du "Marteau des sorcières",  (Malleus Maleficarum) publié en 1486 par les dominicains Heinrich Kramer et Jacques Sprenger. Naomi Klein nous emmène d'abord voir passer à l'action les tenants de l'ultralibéralisme et de la violence policière sur le continent latino-américain. Après le Chili de Pinochet ce fut le tour de l'Argentine sous le général Videla et l'amiral Massera, puis le tour de la Bolivie, de l'Uruguay, etc. Le choc se produit aussi dans d'autres contextes ; par exemple la chute du communisme à Varsovie et à Moscou. Naomi Klein détaille comment après avoir renversé le pouvoir communiste Solidarnosz accepta la thérapie de choc pour passer à un capitalisme libéral dont les militants ne voulaient pas, préférant une sorte de social-démocratie à la suédoise. Elle nous montre comment sous la présidence de Boris Eltsine on vit débarquer à Moscou des missionnaires du marché venus d'Amérique tel Jeffrey Sachs pour organiser les privatisations dont on sait qu'elles jetèrent dans la misère une grande partie des Russes… À la différence du Plan Marshall de 1948, il s'agissait non d'aider à reconstruire mais de permettre l'acquisition de ressources minières russes par des entreprises occidentales. J'ai noté au passage que Naomi Klein ne détaille pas exactement ou ignore la manière dont les trusts d'Etat furent privatisés : elle ne mentionne pas la distribution de titres ("vouchers") à la population, titres qui furent généralement ensuite rachetés à bon compte et regroupés par les "oligarques", comme si la privatisation n'avait été qu'une vente de gré à gré. Bref, le libéralisme est impopulaire, il appauvrit les sociétés, et il faut donc un choc (naturel ou provoqué) pour le mettre en place. Voilà le cœur de la thèse de Naomi Klein. 

Ce "capitalisme du désastre" est à son apogée avec le cas de l'Irak. L'invasion américaine de 2003 ne provoqua tout de suite de résistance armée. Pendant quelques mois, les Irakiens, selon Naomi Klein, étaient prêts à faire fonctionner démocratiquement leur pays, et espéraient des Américains (?) une aide sérieuse pour leur reconstruction. Elle décrit comment l'administration de Paul Bremer, obéissant aux ordres de G.W. Bush, fit tout pour les décevoir, ce qui finit par déclencher la résistance armée. En licenciant l'armée et la police de Saddam, les Américains ne not_my_president.jpegcomprenaient pas qu'ils suscitaient eux-mêmes des adversaires déterminés ; en ne réparant pas les installations électriques et téléphoniques, ils privaient les Irakiens d'informations et de repères ; en multipliant les arrestations et les tortures inhumaines, ils donnaient aux Irakiens de bonnes raisons de se battre. Les divisions ethniques et religieuses de l'Irak ne sont intervenu qu'en second, de même que le financement extérieur des résistants, par exemple les milices chiites de Moqtada Al-Sadr par l'Iran. Bref la stratégie du choc, ça n'a pas marché…

Quand ce n'est pas l'homme friedmanien c'est la nature elle-même qui procure le désastre. Le tsunami du 26 décembre 2004 atteignit la côte orientale de Sri Lanka. Le choc dévastateur permit aux autorités de relancer une politique d'aménagements touristiques luxueux sur une zone désormais débarrassée du petit peuple des pêcheurs et de leurs huttes. Un même "nettoyage" s'opèra l'année suivante à La Nouvelle Orléans : en submergeant la ville l'ouragan Katrina créa le choc que l'administration Bush allait exploiter à sa façon pour promouvoir l'Entreprise à la place de l'État. De même qu'à des milliers de kilomètres de là, en Irak, les entreprises privées introduites par la politique de Bush exécutaient des missions pour l'armée, des tâches de maintien de l'ordre, d'interrogatoires, à la place des militaires U.S. — d'où la fortune de Halliburton ou de Blackwater. Autre point fort de ce livre, l'auteure examine longuement les "conflits d'intérêts" qui concernent les hommes de l'Administration Bush et précisément comment les Dick Cheney (Halliburton), Donald Rumsfeld (Gilead), James Baker III (Carlyle) mélangeaient les intérêts publics et privés. 

« Sous Bush, l'État a les signes extérieurs d'un gouvernement —les immeubles imposants, les points de presse présidentiels, les batailles stratégiques — , mais il n'exécute plus les véritables tâches de la gouvernance, pas plus que les employés du campus de Nike à Beaverton ne fabriquent eux mêmes des baskets.»

Un tel livre ne constitue pas tout à fait une histoire "objective" au sens académique du terme. La pamphlétaire de Toronto ne sélectionne que les faits qui vont dans le sens de sa thèse et s'acharne un peu stupidement sur Milton Friedman. Mais une fois que l'on admet sa position intellectuelle, on pourra considérer avec intérêt certaines explications d'événements contemporains. Ainsi dans le dernier chapitre, Naomi Klein donne une interprétation inattendue et assez convaincante du capotage des "accords de paix d'Oslo" entre Israël et les Palestiniens. Vers 1990-1993, les travailleurs palestiniens étaient nécessaires à l'économie israélienne. Or, la chute de l'URSS, et l'application à Moscou de la thérapie du choc, pour sa conversion du communisme au capitalisme, en créant un fort chômage, et notamment une baisse du niveau de vie des diplômés scientifiques, provoqua l'émigration en Israël d'un million de Juifs soviétiques en quelques années. Ceux-ci remplacèrent les travailleurs palestiniens dans les emplois mal rémunérés et orientèrent l'économie israélienne vers la haute-technologie. Passé le 11 Septembre 2001 et la bulle de l'économie internet de 2002 les compétences de ces immigrés permirent un essor sans précédent du secteur des équipements et logiciels de sécurité pour les entreprises, les aéroports, etc. Israël est ainsi devenu, dans un monde de plus en plus demandeur  de technologies sécuritaires et antiterroristes, un des principaux fournisseurs. Ce million de nouveaux israéliens fut en grande partie logé dans les nouvelles colonies, grignotant les Territoires Occupés, et aboutissant au tracé ubuesque du mur de séparation. « Un pays tout entier s'est transformé en enclave fortifiée à accès contrôlé entourée de parias refoulés à l'extérieur, parqués dans des zones rouges permanentes. Voilà à quoi ressemble une société qui n'a plus d'intérêts économiques à souhaiter la paix et s'est investie tout entière dans une guerre sans fin...» En quelque sorte une "gated community" mais en plus grand.    

Si vous considérez que la théorie du complot mène le monde ce livre ne pourra que vous enchanter. Si vous considérez que le monde va droit dans le mur, que les sociétés de chaque continent vont de plus en plus mal, vous ne serez pas déçu par ce livre de parti pris. Mais Milton Friedman a-t-il bien été le Grand Satan maléfique que l'on voit ici ? La guerre des Malouines avait-elle pour but de cacher aux Britanniques le prix des réformes de Margaret Thatcher ? Les étudiants de Tienanmen avaient-ils pour but d'empêcher l'adoption en Chine d'une économie capitaliste ? On en doute. Naomi Klein a publié son essai à la veille de la crise des "subprimes" qui a fait vaciller le système bancaire mondial. Il se dit que c'est son nouveau sujet de recherches plutôt que le désastre sismique de janvier 2010 en Haïti, méga-choc qui n'y a fait monter aucune sorte de capitalisme…

Naomi KLEIN  -  La stratégie du choc. La montée d'un capitalisme du désastre. - Traduit par Lori Saint-Martin et Paul Gagné.  Leméac/Actes Sud, 2008, 669 pages.

 

 

Tag(s) : #HISTOIRE 1900 - 2000, #MONDE ACTUEL
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