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Sous la couverture joliment réussie, que pouvait bien dissimuler ce titre : Veiller sur elle ? Jean-Baptiste Andrea fait planer bien des mystères puisque le roman commence dans une abbaye où des moines veillent un mourant. C'est l'un des leurs. Le frère Mimo, ou plutôt Michelangelo Vitaliani, est devenu l'hôte de la Sacra di San Michele quand il a mis fin à sa carrière artistique, bien des années auparavant, après la réalisation d'une dernière sculpture d'exception. Curieusement, sa Pietà a été reléguée en 1951 dans la même abbaye piémontaise où il a pu « veiller sur elle ». Mais pourquoi donc ? Il faudra lire ce roman jusqu'au bout pour découvrir quand et comment cette Pietà a été extraite de son bloc de marbre de Carrare et quel concours de circonstances l'a amenée d'un atelier de Florence à Rome et de là au sommet du mont Pirchiriano, dans l'abbaye qui inspira Umberto Eco pour Le Nom de la rose — notons en passant le probable coup de chapeau au maître disparu. Tandis que les moines veillent sur lui, Mimo revoit sa vie se dérouler. Pour la plupart les chapitres sont donc rédigés à la première personne.

 

La vie a mal commencé pour le petit Vitaliani. Son père, artisan tailleur de pierres en France, est tué dès le début de la guerre en 1914. Sa mère s'en décharge en l'envoyant comme apprenti chez Zio Alberto qui bientôt installe son atelier à Pietra d'Alba, village isolé à l'écart de la côte ligure, du côté de Savone. Là, si on travaille, c'est pour les Orsini. Effectivement, Alberto et Mimo ont du travail avec les statues de corniche de la grande villa du marquis et de la marquise Orsini. Le couple a eu trois fils et une fille. L'aîné a voulu s'engager en 1917 ; un grave accident ferroviaire l'a empêché d'aller se faire tuer sur le front. Le cadet et le benjamin feront carrière dans l’Église et dans le parti fasciste. La carrière de Mimo se trouvera largement favorisée par les frères Orsini.

 

Et leur sœur, la fille de la grande villa, c'est Viola, une gamine surdouée, qui retient tout ce qu'elle lit empruntant les volumes en cachette dans la bibliothèque de son père. Viola est aussi une fille toujours à la limite de rompre avec son milieu aristocratique : on la voit apprivoiser une jeune ourse dans la forêt qui domine le village et aussi apprivoiser ce Mimo qui est tombé dans sa chambre en tombant du toit. Viola et Mimo se donnent des rendez-vous nocturnes au cimetière. Elle lui passe des livres, elle l'initie à quelques mystères du monde. Elle rêve de voler pour ses seize ans et c'est bien imprudent... Pour son anniversaire, la jeune Orsini se voit offrir un ours en marbre, — il sera la fierté des Orsini dans le jardin de leur villa—, première œuvre du jeune sculpteur, remarquée par un certain Pacelli, alors au début de sa carrière de Monsignore.

 

L'amitié indéfectible entre Viola et Mimo constitue avec la sculpture l'autre fil conducteur du roman. On verra d'abord de la fascination entre deux gamins, l'un pour l'autre. Puis naît une solide amitié entre eux, qui résiste à de longs entractes comme à diverses épreuves, notamment familiales avec un mariage raté — mais c'est ailleurs que Mimo découvre le sexe, quand ses expériences florentines et romaines lui font connaître les bas-fonds comme le grand monde, le pauvre cirque Bizarro aussi bien qu'une excitante princesse serbe...

 

Une foule de personnages prend vie dans ce roman qui est d'abord l'adolescence d'un nabot avant d'être sa revanche sur l'injustice du sort, son triomphe de sculpteur d'1m 40 répondant aux commandes de l’Église et de l’État durant l'ère fasciste qui célébrait tant la virilité. Chemin faisant on voit défiler toute l'histoire de l'Italie du premier XXe siècle : il y a Caporetto, les premiers faisceaux, la violence des squadristi en chemise noire, la modernisation des années vingt, la guerre d’Éthiopie, les lois anti-juives de 1938, les débarquements américains, les troubles de la Libération et le référendum qui chasse les Savoie et installe la République. Cet arrière-plan historique est utilisé avec une grande habileté, évitant toute fiche documentaire — sauf pour la mesure des séismes avec l'échelle Mercalli car un jour la colère de la Terre s'abat sur l'Italie du nord et Pietra d'Alba en particulier. Ce séisme joue bien évidemment un rôle dans le choix de Mimo de prendre en mains une dernière fois le burin du sculpteur. Qu'on l'appelle Pietà Orsini ou Pietà Vitaliani, la sculpture ultime aura bien sûr quelque chose de Viola, elle qui avait fait découvrir Fra Angelico à son petit copain.

 

Au moment de terminer la chronique de ce roman, tombe la nouvelle que le prix Goncourt lui a été décerné... C'est peu dire que cette récompense est méritée. L'écriture soignée sans être précieuse, riche néanmoins de formules heureuses, et de touches d'ironie, accentue le plaisir de la lecture.

 

Jean-Baptiste Andrea : Veiller sur elle. L'Iconoclaste, 2023, 580 pages.

 

Tag(s) : #GONCOURT, #LITTERATURE FRANÇAISE
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