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Dans la littérature récente, on dirait que les usines et les ouvriers ont disparu. Ou plutôt ce sont les écrivains qui ont déserté l'usine, comme si elle était passée de mode, plus très présentable, et sensée n'exister qu'en Chine. Avec “Mammouth” qui fut son premier roman, Antonio Pennacchi donne vie à une usine, à un groupe d'ouvriers, à un monde d'avant la chute du Mur, d'avant que l'euro ne chasse la lire. L'histoire se passe dans cette région des Marais Pontins asséchés sous le fascisme, là où l'auteur situa aussi “Mon frère aîné est fils unique” — une comédie portée au cinéma —, et plus précisément près de Latina, la ville natale de l'auteur. Tout commence un 27 novembre dans les années quatre-vingt ; dès le jour de la Toussaint, l'affaire sera réglée (avec l'incipit) : « ce matin, en ville, quand la femme de Benassa a accompagné les enfants à la messe, tout le monde l'a félicitée : “Il était temps que vous soyiez un peu tranquilles” ». Benassa ne retournera plus à l'atelier se mesurer aux machines monstrueuses. Une tragédie ? Pas pour tout le monde...

 

Ouvrier à l'usine de câbles Supercavi, mais toujours dans l'équipe de nuit, Benassa a brillé des années durant comme délégué syndical et il n'a jamais montré l'intention de se tenir tranquille. Pour les DRH successifs qui ne tiennent que quelques mois, c'est l'emmerdeur typique dont on rêve de se débarrasser... Dans une Italie marquée par les combats idéologiques des années soixante-soixante-dix, avec une classe ouvrière prédestinée à faire la révolution selon des syndicats hyperactifs et un parti communiste encore représentatif, Supercavi reste un vaillant bastion de la lutte des classes.

 

Quand la chute des commandes pousse l'usine au bord de la faillite, les camarades de Benassa ne croient pas à la Crise née des chocs pétroliers : ils y voient une invention du Patron pour réduire leur paye ! Qu'à cela ne tienne, Benassa est prêt à toutes les audaces pour faire entendre leurs voix, alerter sur les difficultés de Supercavi et médiatiser leur lutte. Occuper la gare de Latina, bloquer l'autoroute, manifester devant Il Messagero, voilà qui attire l'attention sur eux et avec un peu de chance le ministère du Travail sera compatissant et le tribunal compréhensif. Parfois on se croit dans un film de Fellini quand les communistes vont convaincre l'évêque de venir dire la même à l'usine rouge, ou que pour ne pas perdre la face Benassa décide de faire sembler d'occuper la centrale nucléaire — c'était avant qu'un référendum n'en décide l'arrêt. Et voilà l'usine sauvée entre les mains d'une multinationale, mais après tant et tant de nuits de labeur, tant de sueur à discourir dans les assemblées de grévistes, Benassa — le super-héros — décide de jeter l'éponge ! Oui : il en a marre ; certains penseront qu'il s'est vendu à l'Entreprise.

 

Devant ses camarades réunis, devant Aldo, Massimo et Giuletti, devant Tavoletta et Micilio, devant Pasquale et le Vampire réconciliés, il prêche la fin d'une Histoire et donne la clef du titre : « La classe ouvrière est désormais une espèce en voie d'extinction... Plus le temps passe, et plus notre nombre s'amenuise. L'automatisation augmente, les ordinateurs se multiplient. Dans trente ans toutes les usines seront automatiques. Entièrement. Les ouvriers n'existeront plus... Du point de vue culturel, n'en parlons pas. L'hégémonie ouvrière ? Par pitié... Nous sommes une classe éteinte. Nous nous sommes éteints depuis un bon bout de temps... Comme le bison d'Europe. Comme les mammouths. Les mammouths n'existent plus... Et nous ? Nous nous sommes éteints. Culturellement. Politiquement. Numériquement parlant. Comme les mammouths. »

 

Singulier roman que ce “Mammouth”. Un roman qui a du souffle et offre un humour tout italien. Le lecteur entre, il est vrai, assez difficilement dans cet univers industriel sans bien comprendre les diverses machines, les tâches des ouvriers, voire les fabrications. Mais l'énergie combattive que le héros déploie n'en est que plus remarquable. Cette révolution d'octobre qui forme le cœur du roman de Pennacchi constitue aussi une tranche d'autobiographie. Que Benassa abandonne l'atelier pour devenir l'historien salarié de Supercavi, changer de statut social et changer de vie, voilà bien évidemment qui transpose la biographie de l'ouvrier Antonio Pennacchi. Son licenciement économique à 50 ans l'a fait retourner à l'université et devenir — après 35 refus d'éditeurs pour “Mammouth”— l'écrivain respecté qui a reçu en 2010 le prix Strega pour “Canal Mussolini”.

 

Antonio Pennacchi. Mammouth. Traduit par Nathalie Bauer. Liana Levi, 2013, 194 pages. Vient de paraître au Livre de Poche.

 

 

Tag(s) : #LITTERATURE ITALIENNE
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