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Paolo Giordano est entré en littérature avec l'immense succès de La solitude des nombres premiers couronné du prix Strega en 2008. Dans Tasmania, pas de maths mais un peu de physique que le narrateur, P. G., juste 40 ans, a étudiée à Turin en compagnie de son ami Giulio. Mais depuis il a viré vers la littérature et le journalisme et donne aussi des cours dans le supérieur à Trieste. Voilà un roman dont la lecture est agréable, et qui veut traiter avec légèreté de bien des choses graves ! Il est fondé sur un empilement de problèmes que nous appelons des crises, à commencer ici par la crise de la création.

 

Le narrateur est donc un écrivain qui cherche l'inspiration. Il a épousé Lorenza, plus âgée que lui. Elle a un fils d'un précédent mariage. Le couple bat de l'aile parce que Lorenza a renoncé à obtenir une nouvelle grossesse malgré les dernières solutions médicales. Déstabilisé, il accumule les hésitations aussi bien dans sa vie professionnelle que dans sa vie privée. Parce qu'il a étudié la physique, il décide d'écrire son prochain roman sur la bombe atomique, menace qui a effrayé la génération précédente, même si quantité d'ouvrages scientifiques, de documentaires et de témoignages ont déjà été publiés sur le sujet, au lieu de se lancer dans un sujet plus actuel. Au moins se rendra-t-il au Japon pour assister aux commémorations à Nagasaki. Mais la tragédie de 1945 et les décennies de guerre froide marquées par l'équilibre de la terreur se sont éloignées. Le projet de roman sur la bombe ne suscite pas d'enthousiasme ni de sa femme ni de ses amis. Aujourd'hui, si les peurs sont autres, l'air du temps n'est pas davantage à la réjouissance et le futur inquiète. Alors le créateur tâtonne et l'œuvre résiste.

 

Entre hommes et femmes, rien ne va plus. La crise du couple constitue un thème récurrent, qui concerne tant le narrateur que ses amis. Bienveillante malgré tout, Lorenza l'a poussé à faire des « expériences » loin de leur foyer romain, aussi erre-t-il entre l'appartement parisien de Giulio et des chambres d'hôtel à travers le monde lors de conférences où il est invité ou qu'il choisit au hasard en espérant y trouver l'inspiration utile à son écriture romanesque. Irrésolution et infantilisme complètent le portrait psychologique du narrateur. La crise du couple atteint également son ami Giulio en conflit avec sa femme pour la garde de leur enfant, sans oublier le prêtre Karol amoureux incompris d'une très jeune fille. La guerre des sexes s'étend au monde scientifique : outré par ce qu'un poste — apparemment non genré — lui échappe au profit d'une chercheuse, Novelli se lance dans une navrante démonstration statistique déconsidérant les carrières universitaires des femmes, ce qui lui vaut une condamnation morale immédiate — tandis que sa femme s'installe seule à Gênes. Les hésitations du narrateur quant à l'attitude à adopter envers Novelli quand celui-ci s'est attiré les foudres féministes sont assez révélatrices de son trouble, sinon de son inconsistance.

 

Le monde entier est en crise. Le protagoniste du roman voit d'abord son horizon marqué par les attentats terroristes à Paris, puis par le changement climatique dont le déploiement est universel. Giulio lui a présenté un climatologue, Novelli déjà cité, le spécialiste des nuages en général et noctiluques en particulier, qui noircit ses inquiétudes quant à l'avenir de la vie sur terre. Happé par la perspective de la catastrophe, il n'emporte comme lecture de vacances qu'Effondrement de Jared Diamond, ce que sa femme lui reproche. De retour à Paris, lors d'une soirée mondaine où il est évidemment mal à l'aise, il rencontre Curzia, la journaliste qui s'est spécialisée dans les reportages sur les attentats de terroristes islamistes à travers l'Europe, avant d'orienter son travail vers les tensions engendrées par les migrants bloqués à Calais. Au cours d'une autre réception, un homme d'affaires informe P. G. que plusieurs milliardaires se préparent un refuge en Tasmanie au plus loin des menaces économiques, sociales et climatiques. D'où le titre du roman.

 

Finalement, dans Tasmania, la crise est à prendre dans tous les sens du terme : elle est écologique aussi bien que sociale et interpersonnelle, minant la vie du couple ou des amitiés, elle est aussi littéraire. En ce sens Tasmania est bien représentatif de l'idéologie dominante du roman contemporain. La création littéraire ici même est porteuse d'un symptôme de la crise : si l'écriture est fluide, gage d'une lecture agréable — l'absence d'une intrigue forte et bien structurée pourra indisposer les tenants d'une littérature plus construite. Et sans doute cela réduit-il plus ou moins l'intérêt de cette œuvre contestée où la technique de l'autofiction sacrifie à la mode, sans parvenir à tenir le sujet que les avis les plus critiques et exigeants réduiront à un méli-mélo. Les pages traitant du bombardement de Nagasaki resteraient alors les plus solides.

 

• Paolo Giordano : Tasmania. Traduit de l'italien par Nathalie Bauer. Le Bruit du Monde, Marseille, 2023, 323 pages. [Einaudi, 2022].

 

 Du même auteur : Le Corps humain.

 

 

Tag(s) : #LITTERATURE ITALIENNE
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