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Mankell.jpegChirurgien retraité, Fredrik Welin vit depuis douze ans sur une île de la Baltique. Un jour de janvier débarque Harriet, abandonnée quarante ans plus tôt, même si elle est "celle qu'il a le plus aimée"; cancéreuse en fin de vie, "elle n'a jamais aimé que lui". Avant de mourir, elle vient l'obliger à tenir "la seule promesse vraiment belle": l'emmener au petit lac où il accompagnait son père. Même caché dans l'île, Fredrik est rattrapé par son passé ; de voyages en éprouvants imprévus, son existence de reclus le cède à la contrainte de reprendre pied dans la vie, dont les "chaussures italiennes" constituent la métaphore... Entre passé et présent, d'un hiver à l'autre, le récit ménage une fin ouverte, mais bien fragile. Dans ce roman sur la mort et la vie, sur les difficultés de la communication humaine, Mankell évite autant le pathos que le morbide ; l'écriture monocorde, distancée, la grande retenue dans l'expression des sentiments et émotions empêchent tout apitoiement sur Fredrik, son personnage narrateur : "j'écris la chronique d'une vie qui a tourné court", sans relief, comme l'immensité scandinave sous la neige...

 

Mankell inverse en partie le stéréotype littéraire de l'île paradisiaque où la vie coule heureuse loin des hommes. Soumis au rude climat de la Baltique, Fredrik survit "amputé de lui-même" sur cet îlot où ne demeurent plus que sept habitants. Tout s'y dégrade, s'y décompose : lui vit dans les pas de ses grands-parents, il a gardé "la même nappe que du temps des vieux"... les fourmis ont colonisé le salon ; seul Jansson, le facteur hypocondriaque, le relie au continent ; une vieille chienne et une chatte âgée lui tiennent compagnie : cette anti-île c'est l'antichambre de la mort. Pourtant elle redevient un lieu de vie ouvert sur le monde dès que Louise, sa fille dont il ignorait l'existence, vient y ancrer sa caravane.

 

Fredrik Welin représente à la fois un cas psychologique et celui de bien des hommes. Fils unique, fasciné par son père modeste serveur de restaurant, il garde d'une enfance pauvre et sans échanges chaleureux un manque total de confiance en soi, un mépris de lui-même comme des autres – sa mère, Harriet ou Agnès–. À la soixantaine, il demeure "ce petit être effrayé" qui jamais n'est devenu adulte. Bien qu'il ait choisi d'être chirurgien, jamais il n'a assumé sa vie ni ses responsabilités. Par "peur du lien des sentiments", par crainte de tout attachement, il s'est toujours réfugié dans la fuite, la lâcheté, le mensonge, épiant proches et confrères, fouillant leurs affaires pour y découvrir des secrets... Son ego surdimensionné l'empêche de reconnaître ses erreurs : jugé pour une grave faute professionnelle, il a crié à l'injustice et gagné l'île où "il vit en cavale", dans la procrastination – "j'ai agi comme toujours : j'ai repoussé l'échéance en pensant qu'une solution se présenterait le moment venu". Le surgissement d'Harriet et de Louise l'oblige à "prendre conscience de ses trahisons"..."Tu as systématiquement cherché à fuir tes responsabilités. Mais tu peux éventuellement t'améliorer" lui déclare Harriet.

 

Dans cet univers "sauvage" où l'apparence ne compte pas, les chaussures constituent un contrepoint incongru et un fil rouge qui court depuis Harriet, autrefois apprentie chez un maître bottier italien, Giaconelli, désormais installé dans le même village déserté que Louise. Elle lui fait confectionner de superbes souliers pour son père : "la vie ressemble aux chaussures" disait sa mère, en écho à la sagesse de Tchouang Tseu cité en exergue : "quand la chaussure va, on ne pense pas au pied". On ne porte pas ces luxueux souliers, ils valent talisman : Louise offre ainsi à son père une vie qui lui aille. Mankell accumule drames et tragédies, qui frappent surtout les personnages féminins. De fait, "la mort, c'est la seule chose évidente qui existe dans la vie". Mais son récit n'en est pas pour autant mortifère ni désespéré ; vin, aquavit, cognac... on y boit beaucoup, l'ivresse délie les langues et ouvre les cœurs. Même fracassées psychologiquement, même le corps en souffrance, Harriet, Louise et Agnès affichent leur volonté de vivre et leur engagement : "bien dans leurs baskets, bien dans leur vie"... On doute de la capacité de Fredrik à les imiter jamais.

 

• Henning MANKELL. Les chaussures italiennes. Traduit du suédois par Anna Gibson, Seuil, 2009, (Points, 2011, 372 pages).

 

Tag(s) : #LITTERATURE SCANDINAVE
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