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L'empereur Vespasien a eu ses deux fils pour successeurs. Porté au pouvoir à la mort précoce de son frère le populaire Titus, Domitien avait pourtant bien commencé son règne. Mais au bout de quelques années son caractère imprévisible est devenu le cauchemar de l'élite romaine. Depuis Auguste, les sénateurs ont certes perdu la maîtrise du pouvoir exécutif, mais leur puissance économique résiste et leurs idéaux républicains restent marqués par l'exemple d'un Caton, d'un Scipion ou d'un Cicéron. Leur dignitas inspirée des vieux Romains les porte à s'opposer à Domitien au péril de leur vie. Domitien, ce « Néron chauve » qui passe des heures à tuer des mouches avec un stylet, est devenu l'image même du tyran cruel.

 

Fin 93, devant le sénat, Tacite, Pline et Senecio se sont mis dans l'embarras en défendant les intérêts de la province de Bétique contre un gouverneur corrompu, Baebius Massa, par ailleurs proche de Domitien. Plus audacieux, Herennius Senecio a même plaidé pour que les biens de Massa soient mis sous séquestre avant de publier l'histoire d'un opposant républicain à Vespasien, le stoïcien Helvidius Priscus. Il est facile d'y voir une défiance insolente à l'égard de l'empereur. Même si Tacite et Pline sont aussi des administrateurs qui ont toute la considération de l'empereur, on ne donne pas cher de la vie de ces avocats imprudents.

 

Le roman s'ouvre sur la décision de Lucretia, fille du défunt général Agricola, d'aller au palais impérial : «... et si j'échoue, Publius, il nous restera le poignard » lance-t-elle à son mari avant de partir convaincre son ami d'enfance devenu le primus inter pares — mais en fait un tyran — qu'il n'y a pas lieu de soupçonner son mari d'une quelconque intention subversive. Au palais, le banquet se tient dans la salle panoramique construite pour Néron, Lucretia s'y fait remarquer par sa beauté, sa connivence et sa proximité avec l'empereur, excitant la jalousie de Flavie, la maîtresse de Tacite qu'elle méprise.

 

Lucretia est la première de la série des personnages que l'auteur nous invite à suivre au cours de cette nuit où se joue la vie d'illustres représentants de la classe sénatoriale. Tandis que Lucretia traverse en litière le quartier de Subure escortée par de solides gaillards, Tacite reçoit un visiteur désagréable, le délateur Regulus, avant d'assister à une soirée mondaine chez Titinius Capito où un protégé de Pline, un affranchi du nom de Pétrone, lit en avant-première son Satyricon.

 

Dans la nuit, on retrouvera aussi Pline et Tacite en conversation avec l'empereur qui a une question redoutable à leur poser : si vous aviez connaissance d'un complot m'en feriez-vous part ? En même temps, à la Curia Julia, les sénateurs assistent impuissants à l'arrestation de deux des leurs, Senecio — comme on s'y attendait — et Orfitus qui avait eu tort de se croire le protégé de Domitien. Le sort de Tacite, de son épouse, de Pline, et de beaucoup d'autres se joue entre les mains de Parthenius le chambellan et de Norbanus le préfet du prétoire, deux hommes qui ont des intentions rivales et des caractères opposés. Quand vient l'aube, Lucretia et Publius enfin se retrouvent...

 

Domitien sera assassiné trois ans plus tard et Tacite verra sa vie intellectuelle se prolonger pour le bonheur des historiens, à commencer par la biographie de son beau-père Agricola. La Nuit des orateurs ravira en priorité les amateurs d'antiquité romaine, les nostalgiques des versions latines tirées des Histoires de Tacite, les collectionneurs de citations d'écrivains romains dont Hédi Kaddour a parsemé tous les chapitres. Ce roman magistral d'un connaisseur de la culture latine nous plonge dans la vie de Rome à la fin du Ier siècle, depuis les beaux quartiers jusqu'aux rues chaudes de Subure, depuis le camp des Prétoriens à l'extérieur du pomœrium, jusqu'au cirque où Domitien préside aux jeux les plus sanglants. Mais dans ce roman sans grand suspense — puisqu'on sait bien que Tibère et Pline ont survécu à Domitien — le meilleur se découvre dans le climat de terreur psychologique qui pèse sur tous, d'où la place réservée au flux de conscience plus qu'à la narration d'une intrigue. Souvent on en vient à lire à haute voix pour profiter de la force du texte !

 

Hédi Kaddour. La Nuit des orateurs. Gallimard, 2021, 358 pages.

 

 

Tag(s) : #LITTERATURE FRANÇAISE
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