Le monde de l'édition ne pouvait pas manquer en cette année 2021 le rendez-vous du bicentenaire de la mort de Napoléon Bonaparte. Pour cette incontournable commémoration les titres ne manquent pas et j'ai choisi au catalogue de Flammarion la traduction du consistant ouvrage d' Alexander Mikaberidze, professeur à l'université d'État de Louisiane, en cédant sans doute à ce sous-titre à la mode : une histoire globale.
Effectivement, l'ouvrage ne se contente pas de faire l'inventaire des guerres du général Buonaparte, du Premier consul puis de l'Empereur des Français, il s'attache aussi à donner une interprétation des guerres napoléoniennes à l'échelle de l'Europe et, de manière plus novatrice, de leurs conséquences à l'échelle du monde. Aux analyses habituelles d'une histoire des conflits centrée sur « l'ogre corse » sont ici ajoutées des études éclairantes à la périphérie des champs de bataille les plus connus.
Alexander Mikaberidze nous explique bien sûr Austerlitz, Wagram et Waterloo, mais aussi ce que le public connaît moins. Malgré l'aventure égyptienne, l'Empire ottoman est quasiment devenu un allié de Napoléon par son opposition dans les Balkans et le Caucase à un Empire russe qui rêve de prendre Constantinople et de contrôler les Détroits pour accéder à la Méditerranée. Le royaume de Perse est inquiété pour les enjeux de sa position géographique : les Français pourraient y faire passer leurs troupes pour menacer l'Inde britannique. La Hollande devenue partie intégrante du système napoléonien (royaume puis départements) voit ses colonies conquises par les Anglais (Cape Town, Ceylan, Java...). L'Espagne et le Portugal une fois submergés par les armées de Napoléon, leurs colonies aiguisent l'appétit britannique. La flotte anglaise a évacué les Bragances de Lisbonne vers Rio de Janeiro. Les colonies espagnols pourraient devenir des marché pour les exportations britanniques en se transformant en républiques indépendantes...
Ces guerres napoléoniennes permettent à l'impérialisme britannique de connaître un essor sans précédent. Sous Pitt comme sous Castlereagh, on comprend bien tout l'intérêt que Londres avait de financer les coalitions successives contre « Boney ». La « cavalerie de saint George », comme disait Voltaire, est la bien venue dans les caisses de la Prusse, de l'Autriche, de la Suède, de la Russie même. Par le blocus continental Napoléon cherche à asphyxier les exportations de la Grande-Bretagne au moment où son économie en cours d'industrialisation a besoin de débouchés extérieurs. Londres ne lésine donc pas sur les promesses diplomatiques, les dépenses militaires, le renforcement de sa flotte, les débarquements pour soutenir la résistance des Espagnols et des Portugais, les raids pour punir le Danemark, ou pour détruire les chantiers qui à Anvers ou ailleurs construisent la nouvelle flotte française destinée à remplacer les unités perdues à Trafalgar et dans des mers lointaines. Car c'est bien une guerre mondiale que le lecteur voit se dérouler sous ses yeux. Londres manque moins d'argent que de marins tant sa flotte s'accroit : récupérer ceux qui servent sur des navires de commerce américains aboutit même à une guerre qui en 1812-1815 a vu les habits rouges débarquer sur les rives du Potomac et brûler Washington...
Outre la maîtrise britannique des mers, fondement de la mondialisation britannique du XIXe siècle, cet ouvrage liste au moins trois autres sujets d'envergure. D'abord la promotion spectaculaire d'une puissance continentale, la Russie. Le tsar Alexandre Ier y œuvre : vers la Scandinavie avec l'acquisition de la Finlande, vers l'Europe centrale avec la main mise sur la Pologne, vers les Balkans en convoitant les terres au sud du Danube et le soutien à la Serbie naissante, vers la Méditerranée, vers le Caucase, grignoté pas à peu, vers le Pacifique nord. Au Congrès de Vienne de 1814, pour convaincre les monarchies rétablies, Alexandre sut s'entourer de conseillers étrangers : Stein, Stakelberg et Nesselrode étaient allemands, Czartoryski polonais, Laharpe suisse, Giovanni Antonio Capo d'Istria natif de Corfou et Charles André Pozzo di Borgo originaire de Corse. Alexandre réussit à imposer l'idéologie conservatrice de la Sainte Alliance et le principe de sommets européens pour endiguer les idées libérales et révolutionnaires que Napoléon n'avait pas fait disparaître.
Face à la puissance russe et à l'hégémonie commerciale anglaise, l'ouvrage de Mikaberidze pointe deux questions ouvertes. L'une, inquiétante promesse de rivalités, est la question d'Orient liée au déclin de l'Empire ottoman. « L'homme malade de l'Europe », comme on dirait bientôt, suscite des envies de partage territorial qui ont été illustrées par de célèbres caricatures anglaises où la dinde (turkey en anglais pour désigner la Turquie) était sur le point de se faire dévorer par les appétits des grandes puissances.
Après Austerlitz, l'Autriche est terrassée par la France qui, avec la Russie, s'apprête à découper la Turquie. Mais le marin anglais vainqueur de Trafalgar intervient, il reproche à Boney (Bonaparte) d'avoir un appétit exagéré qui a ingurgité le fromage de Hollande, le jambon de Westphalie, les saucisses allemandes, des ragouts italiens et jusqu'à des macaronis napolitains... |
L'historien géorgien devenu citoyen américain pose aussi « une question d'Occident » à propos du destin des espaces américains où les criollos qui se qualifient de Patriotes font éclater l'unité coloniale espagnole en proclamant des Républiques instables, rivales, et militarisées : le rêve unitaire de Bolivar échouera et le président Monroe pourra tranquillement déclarer que les affaires du continent ne concernent que Washington.
Quant à la France, on suivra à coup sûr l'auteur estimant qu'une fois à l'île d'Elbe, Napoléon aurait mieux fait d'y rester.
• Alexander Mikaberidze. Les guerres napoléoniennes. Une histoire globale. Traduit par Thierry Piélat. Flammarion, 2020, 1180 pages, 39 €. Avec cartes, cahier d'illustration, notes, bibliographie et index. [Oxford University Press, 2020].