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De la mer d'Aral à la Caspienne et à la Méditerranée le géographe Tesson suit des pipelines tout en marmonnant contre le pétrole ou le gaz qui courent dedans et en pestant contre les usages de la société locale. Ce résumé serait incomplet si l'on n'y ajoutait l'énergie personnelle qui le fait pédaler à fond — et cogiter de même — sous d'extrêmes chaleurs.

 

Pour commencer un Tupolev d'Ouzbékistan Airlines survole le désert et se pose à Tachkent : en sortent Tesson et un vélo. « J'aime les terres ex-soviétiques. Elles m'aimantent. Je suis sensible à l'esthétique de leur déglingue ». Son explication est claire : « de rapides voyages dans le monde russe m'ont inoculé le venin de l'Est (…) Je me sens mieux entre les bulbes et les bouleaux qu'entre les chênes et les clochers ». On connaît son amour de la Sibérie, de la forêt et du Baïkal. Sauf qu'ici c'est mosquées, désert et fournaise. « La chaleur et les arthropodes sont les deux choses que je crains le plus au monde ». Le thermomètre dépasse les 45°C.

 

« Ils ont vidé la mer, ils forent à présent ». Le coton soviétique a mis à sec la mer d'Aral, mais c'est le pétrole des steppes qui attire l'auteur. Sylvain Tesson pédale comme un fou à travers le désert pour rejoindre à l'ouest du Kazakhstan les gisements de Tengiz et prendre à Aktau un ferry pour Bakou. Puis il suit le BTC : l'oléoduc Bakou-Tbilissi-Ceyhan construit par BP et autres Majors, en activité depuis 2006. Des croquis manuscrits permettent de suivre son pédalage à travers la géopolitique du pétrole, les investissements des Majors et les calculs des États. « Lorsque la chape soviétique s'est soulevée au-dessus de la marmite salée, la région a repris place sur l'échiquier des luttes géopolitiques (…) Chacun rêva d'entrer dans la ronde des puissants autour de la flaque saumâtre, de rejoindre la danse du diable devant le chaudron. » Chez Tesson le vocabulaire, même géographique, peut devenir dépréciatif.

 

Voilà pourtant une lecture qui permet d'en apprendre beaucoup sur les républiques du Caucase. Et pas seulement. Ses cogitations sautent du pétrole à une multitude de thèmes. On aime ce jaillissement impromptu contre la société établie, les foules urbaines et la vulgarité de la nouveauté. Les pensées fusent contre la société de consommation qui empoisonne et pille la nature ou contre les mœurs de la société musulmane qui établit l'apartheid des sexes. Il s'énerve contre les muezzins et leurs appels dissonants. Outre les araignées il déteste les chiens errants. Surtout qu'il campe un peu partout.

 

Se distinguer des usages du plus grand nombre constitue un impératif pour S. Tesson. « Même les sâdhus visnouites (sic), clochards célestes des rives du Gange possèdent aujourd'hui dans leurs besaces en laine un téléphone portable rangé près du shilom ». Ni ordinateur ni smartphone donc. Et tant pis si ses vieilles cartes sont dépassées par la réalité de l'aménagement hydroélectrique en Anatolie et l'obligent à des détours.

 

Sylvain Tesson se prend à rêver d'un monde l'après-pétrole, sans voitures. « Une fois la dernière larme de brut coulée, on sciera les feux rouges comme on jetait à bas, à l'automne 1991, les statues de Lénine dans les capitales socialistes. On détruira les ronds-points, ces verrues de l'aménagement. Les parkings seront reboisés et le silence rendu aux routes forestières... » Anti-moderne comme pas deux, notre auteur ne manque pas de saluer les voyageurs solitaires des décennies passées : Alexandra David-Néel, Ella Maillart, Théodore Monod... « Les nomades, comme les wanderers, vivent dans un parfait apaisement intérieur (…) Lorsque je chemine par les travées du monde, je me sens comme ce vagabond de Knut Hamsun, qui murmure sous l'étoile d'automne : « Je n'ai pas lu les journaux et je vis tout de même, je vais bien, je fais de grands progrès en calme intérieur... » — Pour Tesson, l'admiration du cosmos, de la nature, et de la vie se fait à deux embardées d'un oléoduc aussi bien qu'en pleine taïga. À condition d'être à l'Est !

 

Peut-être pas son meilleur titre, mais quand même une aventure incroyable de voyageur volontairement seul  : « J'ai aimé l'humanité lors de longues journées passées sans voir âme qui vive ». Le misanthrope ne refuse quand même pas les lecteurs ! Et dans une ville perdue à rechercher la modernité il se peut qu'il trouve une librairie et un livre en français...

 

Sylvain Tesson. Éloge de l'énergie vagabonde. Éditions des Équateurs, 2007 (Pocket, 2017, 227 pages).

 

Tag(s) : #LITTERATURE FRANÇAISE
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