Deux siècles durant, les peintres de la France coloniale ont projeté sur leurs toiles leur regard et leurs couleurs : ces « Peintures des lointains » — environ deux cents toiles et œuvres graphiques —tracent un tour du monde de l'empire en même temps qu'une anthologie picturale où les clichés et les préjugés voisinent avec la découverte émerveillée de nouveaux horizons.
L'exposition du Musée du Quai Branly – Jacques Chirac complète et dépasse la présentation de l'Orientalisme en peinture qui existe déjà sur ce site. Elle était cantonnée au monde islamo-méditerranéen depuis le moment de l'expédition d'Egypte jusqu'au lendemain de la Grande Guerre.
L'exposition “Peintures des lointains” reprend le regard orientaliste européen et dans le même temps elle invite à dépasser ses traditionnelles limites géographiques. C'est tout l'empire colonial français jusqu'aux Indépendances qui est concerné par cet exotisme. Avant d'entrer dans le fonds du Quai Branly, la plupart des œuvres exposées, appartenaient à l'ancien Musée des Colonies. Datant de l'Exposition Coloniale de 1931 il est aujourd'hui le Palais de la Porte Dorée dédié au Musée de l'Immigration. Cette origine commune est à la fois la force et la faiblesse de l'exposition.
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La rencontre de l'Europe et de l'Afrique, sous la forme de cette allégorie, inaugure un parcours essentiellement géographique, au lieu de répéter en l'affadissant le plan thématique de l'exposition.
Ces deux femmes nues et enlacées, l'Europe et l'Afrique, l'une blanche, l'autre noire, incarnent les continents, même si elles sont aussi nommées Les deux Odalisques en une présentation propre à l'Orient fantasmé du XIXe siècle. Jules-Robert Auguste (1789-1850), dit Monsieur Auguste, a parcouru "l'Orient" des années romantiques et Delacroix trouva dans son atelier une certaine inspiration après 1820.
Après l'Egypte et le Maghreb, le visiteur ira vers l'Afrique subsaharienne, les Indes, les îles du Pacifique, les Antilles... Chemin faisant, on découvrira des artistes du XX° siècle pour la plupart généralement inconnus. Dans la foulée de l'Orientalisme du XIXe siècle, les œuvres marient l'exotisme aux préjugés du temps, voire à la propagande contemporaine des expositions coloniales (Marseille 1922, Paris 1931).
AFRIQUE DU NORD
Les œuvres consacrées à cette région prolongent le regard de l'Orientalisme “classique”. Les femmes voilées (Emile Bernard) ou dénudées (Jules Migonney) appartiennent au thème déjà traditionnel du fantasme sexuel sur la femme d'Orient. Puis les paysages (Maurice Rodieux, André Suréda) persévèrent dans la vision documentaire auquel le public était habitué depuis le milieu du XIXe siècle.
La toile d'Emile Bernard (1894-1941), qui avait été improprement appelée La Fête arabe (!), donne à voir le désespoir d'une veuve, entourée de ses parentes et voisines unies dans la douleur. Le bleu domine excluant le noir comme couleur du deuil.
Jules Migonney (1876-1929) fut pensionnaire à Alger de la villa Abd-el-Tif qui accueillit des artistes de 1907 à 1961. Il reprit le thème de l'Odalisque dans une série de gravures sur bois, où le blanc des corps dénudés, alanguis et exposés jaillit du décor.
L'exotisme s'exprime enfin par les tapis et le plateau du thé plus que par la nudité pour ces Deux Mauresques (1913-14).
Ici l'exotisme c'est la lumière. Un îlot de verdure fait tache au milieu des teintes pastel de la ville sainte dont on aperçoit des mosquées à l'horizon. L'animation urbaine vient ensuite.
Le monde urbain encore avec André Suréda (1872-1930). L'ile de Djerba compte un grand nombre de mosquées très anciennes qui ont pu séduire le peintre par leurs formes presque naïves.
La Fête arabe se déroule dans la campagne de Tlemcen. La composition du tableau repose sur un contraste de l'intensité lumineuse. Au premier plan, le groupe de femmes, peint presque à contre-jour, s'oppose à la foule baignée de soleil des pèlerins réunis devant le marabout d'un saint homme à l'arrière-plan.
André Suréda dont l'œuvre tranche par sa palette d'inspiration venue du fauvisme est un incontournable de cette exposition qui met l'accent à la fois sur l'environnement et sur l'individu.
L'AFRIQUE AU SUD DU SAHARA
La notoriété de Gorée provient de sa fonction d'étape dans le commerce des hommes arrachés à l'Afrique. On sait moins le rôle des signares, ces femmes d'affaires qui y édifièrent bâtiments et fortunes. A la date du tableau, le trafic d'esclaves a cessé, et la colonisation du Sénégal ne s'est pas encore produite.
Ces deux grands portraits sont dus à un peintre officiel de la Marine, Fernand Lantoine (1876-1956) qui a longtemps voyagé au Sénégal. Le regard de cette jeune femme est particulièrement expressif.
Un des plus beaux portraits de l'exposition !
Dans cette exposition, au rayon des peintures souhaitant nous parler de l'Afrique subsaharienne, le portrait de ce mangeur de kât est l'une des rares œuvres atteignant un peu à l'intime, au privé. Antoine Lyée de Belleau (1898-1981) voyagea en Afrique de l'Est où le kât (ou qat) constitue un populaire et puissant narcotique. L'attitude rend bien l'endormissement du sujet.
Si le Musée du quai Branly est beaucoup visité pour ses masques africains, ce ne sera pas le cas de cette exposition. Louis-Robert Bâte (1898-1948) a décroché en 1933 le prix de l'Afrique Equatoriale française. La Centrafrique d'aujourd'hui s'appelait alors l'Oubangui-Chari (du nom de fleuves de la région). Cette œuvre (encre et aquarelle) est ici l'unique à reprendre le thème du masque africain déjà mis à l'honneur en France par les cubistes et surréalistes avant de devenir un sujet de choix des ethnologues. L'artiste a bien rendu le rythme de cette danse des masques.
Etrange composition avec ces femmes qui portent leurs charges sur la tête, suivies du maître, quand l'immense éléphant surgit des herbes à l'arrière-plan. Autre impressionnant travail de laque avec ce Tigre à l'affût.
On en vient maintenant à la propagande colonialiste. C'est le sujet évident d'une série d'œuvres de Géo Michel et d'André Herviault.
Elève de Raoul Dufy aux Beaux-Arts, Géo Michel (1883-1985) est un admirateur des contrées lointaines. Lors de l'Exposition Coloniale de 1931 il a été choisi pour exécuter de grandes toiles évoquant la richesse minière et ici agricole des colonies — autre façon d'en montrer l'exploitation par la métropole. On peut lire : gomme arabique, oranges, alfa, caroubes, tabac, liège, crin végétal, olives, henné, coton, gros mil...
Avec cette grande toile d'André Herviault (1884-1969) la domination coloniale est naïvement et platement présentée. C'est bien sûr, là encore, une œuvre de commande.
En revanche les œuvres de Jeanne Thil (1887-1968) s'attachent à rendre des scènes de la vie des "Indigènes" en AOF et AEF.
Des hommes anonymes semblent moins attirer le regard du peintre que leurs animaux...
... dromadaires, chevaux et ânes,
tandis que les couleurs chaudes (or, rouge, bistre) imposent leur puissance évocatrice d'un univers tropical.
LA REUNION ET MADAGASCAR
Vers les Îles ! Marcel Mouillot (1889-1972) s'embarqua en 1930 pour la Réunion.
Le cirque de Cilaos est dominé par les 3 000 mètres du Piton des Neiges, à cette altitude on oublie le passé esclavagiste du territoire. Pourtant, une autre salle consacrée à l'histoire de Paul et Virginie nous ramène à l'époque des plantations et des "isles à sucre".
Provenant de la Manufacture Joseph Dufour, ce papier peint panoramique de 1824 (d'après un dessin de Jean Broc) idéalise une scène où se côtoient colons et esclaves.
Louis Dumoulin (1860-1924) fut nommé peintre officiel du ministère de la Marine en 1891 et il travailla pour l'Exposition Universelle de Paris en 1900 avant de se rendre à Madagascar en 1913. Sur ce marché de Tananarive, le peintre a retenu le spectacle d'une foule où dominent les vêtements clairs tandis qu'au premier plan plusieurs personnes se protègent du soleil avec des chapeaux à ruban qui n'ont rien à envier aux canotiers de l'époque.
Pierre Heidmann (1892-1983) a rejoint Madagscar en 1928 et fondé des ateliers d'arts appliqués malgaches. Dans cette toile la lumière éclatant fait ressortir la blancheur des lambas, pièce d'étoffe du costume traditionnel. La manière du peintre montre un intérêt pour les personnes rencontrées sur ce marché.
Ces six scènes malgaches de Joseph Razafintseheno datent du début du XXe siècle. La technique est celle de l'aquarelle sur coton. L'artiste malgache qui a multiplié les scènes de la vie rurale donne ici un unique témoignage d'un créateur né dans le monde colonial.
Willy Worms (1882-1966) a accentué par sa technique mixte et lumineuse la sacralité du site d'Ambohimanga, l'une des douze collines sacrées de l'Imera, le royaume des hauts-plateaux malgaches, dans la région de Tananarive. Cette peinture à l'huile, sable et cire sur toile est l'une des plus saisissantes de l'exposition, peut-être parce qu'on croit y reconnaître une influence du style Art Déco des années 1925.
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L'INDOCHINE
La baie d'Along, un incontournable du tourisme au Vietnam. Lucien Liève (1878-1936) fut professeur à l'Ecole des Beaux-Arts de Hanoï.
Dans le système du protectorat qui concernait le Cambodge, le souverain n'avait qu'un pouvoir honorifique. Portrait d'après une photographie...
René Piot (1866-1934) avait observé les danseuses cambodgiennes lors de l'Exposition coloniale de Marseille en 1922. Technique remarquable : tempéra et feuilles d'or sur bois.
André Maire (1898-1984) a parcouru les différentes régions de l'Indochine dans les années 1948-58, et produit de nombreux dessins au fusain et au pastel.
Figure emblématique de l'Art Déco, André Maire a su s'en détacher pour croquer les paysages.
Une découverte pour moi. André Maire a été souvent exposé en France et quelques livres d'art lui ont été consacrés.
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POLYNESIE : GAUGUIN AUX ILES MARQUISES
Si Gauguin est l'artiste le plus connu de l'exposition, ce n'est pas forcément ce qu'on en voit ici qui impressionne le plus le visiteur.
Gauguin a multiplié les représentations de cette divinité.
Après Îles Marquises, la route se poursuit par le canal de Panama en direction des Antilles où s'achèvera ce tour du monde colonial.
MARTINIQUE
C'est pour les seuls flamboyants qu'on a choisi de mentionner cette toile...
Madeleine Luka (1894-1989) a peint son bisaïeul le docteur Suquet Sainte-Rose. Il a lutté contre la fièvre jaune et le choléra à la Martinique.
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L'exposition (qui doit se prolonger jusqu'au 6 janvier 2019) ne manque pas de cartels mais de contextualisation pour le grand public. Dans la mesure où il s'agit plus d'histoire coloniale que de beaux-arts, on a cherché vainement l'esprit d'un "centre d'interprétation" comme on dit désormais à l'instar des Canadiens. Et si la plupart des visiteurs français connaissent déjà plutôt mal l'histoire de leur aventure coloniale passée et l'histoire de ces sociétés lointaines — l'Autre et l'AIlleurs —, il va sans dire que les très nombreux visiteurs étrangers de cette exposition peuvent être déroutés !
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Brochure officielle de l'Exposition. A télécharger ici.