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Honnêtement, il faut commencer par soutenir que “Boussole” ne peut pas devenir un succès pour le grand public, même si un prix littéraire considérable est remis à son auteur. “Boussole” c'est une foule de personnages célèbres à redécouvrir, une marée d'aventuriers et d'érudits inconnus à rencontrer, tant et si bien que le lecteur qui ne se passionne pas pour les échanges culturels entre Orient et Occident risque fort d'abandonner ce livre n'y trouvant qu'un fatras de fiches érudites tombées à terre en désordre, et simplement reliées entre elles par l'insomnie du narrateur. Mais si notre lecteur surmonte ces difficultés il pourra juger que c'est un grand livre ! Et même addictif ! Et qu'il est superbement construit. 
 
Franz Ritter, le narrateur, est un musicologue viennois amoureux d'une orientaliste française : Sarah est une anthropologue renommée dont il vient de recevoir un courrier posté de Sarawak. Le roman se construit avec les vagabondages de ses pensées et de ses souvenirs au cours de toute une nuit sans sommeil dans la chambre de son appartement viennois, sous l'effet d'analyses médicales inquiétantes et dans la nostalgie des moments passés en compagnie de Sarah, à Vienne « porte de l'Orient », et dans les villes où leurs activités de recherche, sinon leurs amours, les ont conduits. Ils se sont retrouvés à Paris, à Alep, à Palmyre — bien avant les brutes sanguinaires de Daech—, à Téhéran au temps de la chute du Shah et des premières années du sombre régime des ayatollahs... rarement seuls, et plus souvent en compagnie de chercheurs, de diplomates, d'archéologues, de poètes syriens et persans avant que Sarah, qui s'est séparée de Nazim, un musicien syrien, et qui relève d'un deuil familial, ne s'envole vers « l'Orient de l'Orient » pour étudier le bouddhisme.
Brassant les souvenirs de colloques, de soirées mondaines, de dîners en ville ou en tête-à-tête, Franz déroule, souvent avec regret, des années — dix, vingt ? — de relations avec la rousse Sarah, sa seule véritable boussole, âgée de quarante-cinq ans dans le présent du récit, et une chevelure auburn qui n'a cessé de le faire fantasmer. Le thème de la boussole est repris de diverses façons : boussole ayant appartenu à Beethoven, boussole de farces et attrapes qui n'indique que l'Est, offerte à Franz par Sarah pour se moquer à demi de son attirance pour l'Orient. « Avec mon tapis volant et sa boussole incorporée, vers où mettrais-je le cap ? » écrit Franz Ritter avant de replonger dans le souvenir des conversations passées...
Ses pensées nocturnes s'animent de dizaines de figures hautes en couleur : des voyageurs, des aventurières (Jane Digby, Lady Stanhope, Marga d'Andurain, Annemarie Schwarzenbach, ou Isabelle Eberhardt…) ; des compositeurs (de Beethoven et Liszt à Hadjibeyov l'Azéri et Arvo Pärt auteur d'Orient-Occident) ; des poètes allemands (Goethe, Hoffmanstahl) et des écrivains orientaux tel Hafez, l'auteur du Divan, ou encore Faris Chidiac ou Hedayat l'exilé qui s'est suicidé à Paris dans les années cinquante. Ce festival de références donne souvent une envie au lecteur : celle d'aller vérifier sur Wikipedia ! Mathias Enard est un auteur qui veut nous cultiver... Pour accentuer l'effet de réel, l'agenda de Franz Ritter inclut même des spécialistes contemporains, comme Henry Corbin connu pour ses travaux sur l'islam iranien ou encore Sarga Moussa l'historien suisse du voyage en Egypte...
La rencontre de Franz et de Sarah s'est faite en Styrie, lors d'un colloque au château de Hainfeld jadis propriété de Joseph von Hammer-Purgstall, premier orientaliste autrichien et traducteur des Mille et Une Nuits. Depuis lors se tisse entre eux une relation plus souvent platonique que physique, toujours illustrée par des considérations culturelles, sur l'influence de l'Orient sur la création musicale ou littéraire, particulièrement au XIX° siècle. Certains diront que la peinture orientaliste aurait pu s'inviter davantage dans les nuits de Franz Ritter : effectivement, même si deux ou trois peintres autrichiens sont nommés, cet art apparaît essentiellement avec la commande à Courbet par un diplomate ottoman, Halil Pascha, de deux toiles aujourd'hui bien connues.
Un tel livre où l'orientalisme est toujours à l'horizon amène l'auteur à prendre position par rapport aux grandes réflexions sur ce sujet. La thèse exposée par Sarah — et sans doute est-ce le point de vue de l'auteur — apparaît clairement à la page 275 : « Sarah me parla de sa thèse, de Hedayat, de Schwarzenbach, de ses chers personnages ; de ces miroirs entre Orient et Occident qu'elle voulait briser, disait-elle, par la continuité de la promenade. Mettre au jour les rhizomes de cette construction commune de la modernité. Montrer que les “Orientaux” n'en étaient pas exclus, mais que, bien au contraire, ils en étaient souvent les inspirateurs, les initiateurs, les participants actifs… » Cette prise de position s'oppose au point de vue que soutenait jadis Edward Saïd. « Le problème, affirme-t-elle, c'était la brèche, la fissure ontologique que ses lecteurs avait admise entre un Occident dominateur et un Orient dominé, brèche qui, en s'ouvrant bien au-delà de la science coloniale, contribuait à la réalisation du modèle ainsi créé, achevait a posteriori le scénario de domination contre lequel la pensée de Saïd souhaitait lutter. » Au passage, Sarah dénonce « cette idée absurde de l'altérité absolue de l'islam » et conclut à l'impossibilité de séparer l'Europe de l'Orient. Elle préfère « une nouvelle vision qui inclue l'autre en soi. »
Avec tout cela, et bien plus encore, il y a dans “Boussole” de quoi se poser une question toute simple. Ne serait-ce pas le plus attachant des livres de la rentrée 2015 ? Un livre mélancolique souvent, qui distille heure après heure la liaison inaboutie des deux chercheurs, mais qui se referme sur « le tiède soleil de l'espérance ».
Mathias Enard. Boussole. Actes Sud, 2015, 377 pages.

 

Tag(s) : #LITTERATURE FRANÇAISE
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