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Alors que le film sort en salles...

Il était une fois un écrivain persan qui choisit la langue française pour écrire un beau conte de mort comme on les aime dans les contrées de l'Orient. Dans une ville afghane éventrée par la guerre, une femme prend soin du corps de son époux, valeureux héros du djihad plongé dans le coma. Pour meubler le silence, elle lui parle : entre rancœur et remords, de rébellion en culpabilité, elle lui livre ses secrets. Il lui faut maintenir en vie ce paralytique comateux car il doit tout entendre. La femme respire au rythme de l'époux et la parole s'écoule... Et cette transgression de la loi du silence lui vaut le châtiment libérateur.

 

Le rythme répétitif et le déploiement progressif du discours féminin happent le lecteur ; comme au théâtre, il ne sait que ce qui advient dans la modeste chambre ; le présent de narration joint à la brièveté des phrases suscite, dès l'incipit, une sensation d'étouffement. Le temps se suspend à la respiration de l'homme, la Femme égrène les grains du chapelet comme des minutes. Le monde reste hors scène : « on entend » tirs, explosions, cris. Une fenêtre signale l'écoulement du jour, une porte les allées et venues de l'épouse ou l'intrusion de quelques soldats au noir turban. Le récit, au début, se rythme en boucle sur les tours de chapelet, répétitif et litanique comme les versets. Puis, peu à peu, en contrepoint, le monologue de la Femme s'amplifie, devient violent, dévastateur, jusqu'à ce qu'elle explose dans cette logorrhée libératrice.

Le souffle du récit c'est celui d'un conte. Les personnages restent anonymes, l'aventure prend place dans un espace imprécis mais l'auteur la dédie à une poétesse afghane assassinée par son mari. Il tient à rendre la parole à toute femme musulmane contrainte au silence et à la soumission. Il autorise sa rébellion contre les maltraitances des hommes, tous hypocrites et pervers ; contre « ce crétin de mollah » et tous ses soldats qui se battent pour le pouvoir et non pour Dieu ; Rahimi lui permet de confier ses frustrations, ses mensonges obligés pour n'être pas répudiée, tandis qu'elle peut enfin caresser leurs deux corps, vivre cette sensualité toujours refusée alors que, « le corps est notre révélation.» Mais en conquérant la parole, la femme s'exclut de la société : l'époux l'exécute.

La polysémie de ce conte à fin ouverte invite chaque lecteur à élaborer sa propre interprétation. La femme se remémore l'histoire d'une pierre noire, magique, que chacun cherche : « la pierre t'écoute, elle éponge tous tes mots », « un jour elle éclate et ce jour là tu es délivré de toutes tes souffrances.» Quand LA pierre de la Mecque éclatera, ce sera la fin de l'humanité. L'illumination saisit alors la femme : sa pierre de patience c'est son époux, « tu es ma syngué sabour.» Il devient à ses yeux El Sabour, — le Patient — 99e nom d'Allah, l'ultime grain du tour de chapelet. Mais en se révélant elle le révèle, lui, le maître dominateur, sans sang, sans cœur, mort-vivant dès la nuit des noces. La Parole fait alors de l'épouse une femme libérée, même de son propre corps.

Il aura été une fois où  les jurés du Goncourt  se seront montrés sensibles à une plume francophone venue d'Orient, à une respiration aux dimensions cosmiques. Qui ne rêve de confier ses souffrances pour n'en plus pâtir ? Qui ne cherche sa "pierre de patience", minuscule éclat de la « pierre pour tous les malheureux de la terre », commune à la Torah, à l'Évangile et au Coran ? Cette pierre symbolise pour chacun sa condition humaine. Rahimi le généreux offre aux « malheureux » hommes la force et l'espérance. La vie n'est qu'un pénible passage. L'éclatement de sa pierre réunira enfin chacun au cœur du monde, dans l'harmonie et l'amour universels. Rahimi rejoint le Baudelaire de "La mort des pauvres" :
 
"C'est la Mort qui console, hélas ! et qui fait vivre ;
C'est le but de la vie, et c'est le seul espoir
Qui, comme un élixir, nous monte et nous enivre
Et nous donne le cœur de marcher jusqu'au soir."

 
Atiq RAHIMI : Syngué sabour  (Pierre de patience) - P.O.L., 2008, 154 pages
Tag(s) : #LITTERATURE FRANÇAISE, #AFGHANISTAN
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