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Ce roman chinois contemporain très réussi présente une certaine originalité du sujet et de sa narration. L'autrice, Zhang Yueran, née à Jinan au Shandong en 1982, s'est inspirée d'une nouvelle écrite par son père, comme elle l'indique en postface, et dont elle reprend le titre : Le clou. Un crime abominable est au cœur de toute l'affaire.

 

Une femme et un homme de l'âge de l'autrice, Li Jiaqi et Cheng Gong, les deux “héros” du roman, s'adressent successivement l'un à l'autre. Le narrateur change à chaque chapitre. Leur conversation en forme de longs monologues se déroule au cours d'une soirée et d'une nuit d'un hiver neigeux des années 2010 à Jinan. Ils insistent particulièrement sur la période passée d'environ dix-huit ans quand ils se fréquentaient au lycée : la référence aux années 1993-1995 revient à plusieurs reprises et constitue le pivot de l'histoire. Les retours à un passé plus ancien et les souvenirs d'années plus récentes brossent un panorama de l'évolution de la société chinoise depuis les années terribles de la Révolution Culturelle qu'ont connu leurs grands parents.

 

Justement, des grands-parents il est souvent question dans leur face à face. Dès l'incipit on apprend que Li Jiaqi est venue au chevet de son grand-père Li Jisheng, qui est au seuil de la mort, dans une chambre du Petit pavillon blanc bâtiment qui fait partie de Nanyuan, le complexe hospitalier de leur ville, où il exerçait la profession de chirurgien, cardiologue fort renommé puisque membre de l'Académie de médecine. Le grand-père de son interlocuteur, Cheng Shouyi, y travaillait aussi, mais comme directeur-adjoint quand un survint un crime sordide. Au début de la Révolution Culturelle, en 1966 ou 67, alors que tout le pays était divisé en deux lignes politiques, et que les Gardes rouges maoïstes attaquaient les partisans de l'ordre, Cheng Shouyi fut agressé brutalement par deux jeunes médecins qui se débarrassèrent ainsi d'un cadre supérieur haï. L'un d'eux crut achever l'homme à terre en lui plantant un clou dans le crâne. Cheng Shouyi survécut néanmoins, mais transformé en « homme-légume », soigné dans la chambre 317, auquel sa famille — bénéficiaire d'une pension payée par l'hôpital — eut accès année après année. Sa famille ? Son épouse, la grand-mère du narrateur ; sa fille, la tante du narrateur ; et par la suite le narrateur lui-même... qui, petit garçon et adolescent, passe des heures entières dans la chambre de son papy en coma profond, espérant communiquer un jour avec son âme bloquée dans son corps comme lui déclare sa copine Li Jiaqi.

 

Des deux agresseurs, l'un s'est suicidé. Sa fille Wang Luhan a épousé Li Muyan, le fils du chirurgien, père de Li Jiaqi... C'est ainsi que les trois familles Wang, Li et Cheng se trouvent littéralement emmêlées dans l'épaisseur de ce roman où l'on découvre que nombre de personnages éprouvent beaucoup de ressentiments, de haine même, à l'égard de plusieurs de leurs semblables. Font exception surtout des femmes : d'abord l'épouse du chirurgien, Xu Huyin, qui fréquente une église catholique et fait parvenir des cadeaux au jeune Cheng Gong soit pour éviter que le jeune homme ne cherche trop à éclaircir son mystère familial, soit par sentiment de culpabilité ; ensuite Chen Shasha la fille un peu simplette qui fréquente les mêmes classes que Cheng Gong et plus tard le comble de gâteaux de sa fabrication ; enfin Wang Luhan, devenue veuve de Li Muyan, qui passe des après-midis entiers à assurer des soins élémentaires à l'homme-légume si bien que Cheng Gong finit par s'en apercevoir et se poser des questions. Mais ce Cheng Gong n'en devient pas pour autant un jeune homme sympathique : il se moque de Shasha, la viole, et l'abandonne finalement quand il part pour échapper à un règlement de comptes entre hommes d'affaires véreux.

 

À certains moment le lecteur croit à la possibilité d'une évolution vers une enquête policière : de même que le suicide de Wang avait éteint la recherche d'un complice, la disparition de l'homme-légume de la chambre 317 ne donne pas davantage lieu à une enquête poussée puisque ce sont uniquement ses proches qui essaient de savoir ce qu'il s'est passé jadis et si Wang Luhan ou une employée de l'hôpital sont responsables de la disparition de l'homme-légume. De même, l'accident de voiture qui coûte la vie à Li Muyan n'est pas établi par la police comme un suicide, seules des rumeurs en feront état. Et le lecteur continue de se demander qui est l'autre bourreau de Cheng Shouyi...

 

Si le livre ne tourne pas au polar, c'est qu'il explore davantage d'autres voies, souvent plus romanesques et psychologiques : ainsi celle des relations de Li Jiaqi avec son père, ou celle des amours et des obsessions des deux narrateurs. Jiaqi a une immense admiration pour son père qui s'est lancé dans la poésie et à enseigné la littérature — cela fait penser à l'autrice et à son père. Comme ce père, Li Muyan, est mort accidentellement, à la quarantaine, juste au moment où elle avait réussi à le suivre jusqu'à Pékin lorsqu'il avait abandonné l'enseignement et la poésie pour le commerce, elle cherche à le faire revivre en fréquentant ses collègues d'université et ses anciens étudiants. Elle ne réussit qu'à faire échouer sa vie de couple à deux reprises au moins. Quant à Cheng Gong qui s'abandonnait à des rêves de gosse, amoureux de Jiaqi depuis leurs années de lycée, il se noie maintenant dans des relations brèves et assez minables comme on l'a vu avec Shasha — apparemment sans conclure avec Li Jiaqi, au fond on comprendra pourquoi... Un amour impossible évidemment.

 

Il ne fait pas de doute que ce roman naturaliste est contemporain d'une génération favorisée par l'extraordinaire modernisation de la Chine. De ci, de là, il sera fait allusion aux vacances loin des hivers froids du nord, aux achats immobiliers, aux équipements ménagers et aux gadgets de la société de consommation. Le contraste est fort avec les années de famine évoquées aussi, brièvement, comme la surmortalité des nouveaux-nés au temps de Mao, ou encore l'envoi à la campagne des jeunes urbains lors de la Révolution culturelle. Mais ce n'est pas un roman politique contestant le communisme, — encore que la figure de l'homme-légume puisse être interprétée comme la métaphore du peuple chinois sous le communisme — ce n'est pas non plus un roman historique, puisque priorité est donnée aux éléments psychologiques. Reste que la maîtrise technique de la romancière, dont c'est la première œuvre traduite en français, est assez exceptionnelle. l'épaisseur du livre requiert une attention soutenue du lecteur et quelques marque-pages ou notes sur les personnages seront utiles !

 

 

Zhang Yueran : Le Clou. Traduit du chinois par Dominique Magny-Roux. Zulma, 2019 (2021 et 630 pages pour l'édition de poche). Paru en Chine en 2016.

 

Tag(s) : #LITTERATURE CHINOISE
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