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La publication de la traduction turque du roman a amené Elif Shafak « devant la justice turque, au titre de l'Article 301 du Code pénal turc, pour avoir “insulté l'identité nationale” » sous prétexte des propos tenus dans le livre par certains de ses personnages. Si le nom de l'écrivaine ne nous était déjà connu, il n'en aurait pas fallu pas davantage pour nous donner envie de lire ce roman formidable, riche de plusieurs thèmes noués autour d'une intrigue qui se termine en coups de théâtre.

 

Tout commence par un avortement qui n'a pas eu lieu et cela donne un incroyable roman familial. Dans une vieille maison d'Istanbul, « grande konak légèrement décrépie », vit l'étonnante famille Kazanci. Curieuse en effet cette maisonnée de femmes de quatre générations sous le regard de chats paresseux, Pasha et Sultan. Commençons par l'héroïne la plus jeune mais pas la moins émancipée, Asya, dix-neuf ans — c'est elle la bâtarde du titre. Autour d'elle voici sa mère Zeliha qui conserve sa tenue provocante, et ses trois sœurs : les tantes Banu, Cevriye, Feride, voici aussi sa grand-mère Gülsüm, et même son arrière-grand-mère atteinte de la maladie d'Alzheimer. Un véritable gynécée.

 

Pas de père pour Asya, et d'ailleurs pas d'homme du tout ! Ils ont tous disparu à la fleur de l'âge par maladie, fuite, accident, ou émigration comme l'oncle Mustafa parti depuis vingt ans s'établir en Arizona. Il y a épousé Rose, séparée de son premier mari Barsam Tchakhmakhchian dont la famille arménienne habite San Francisco. De ce premier mariage, Rose a eu une fille du même âge qu'Asya : Armanoush, la petite-fille qu'adore sa grand-mère Shushan. Et voilà qu'Armanoush, folle de littérature mais pas très intéressée par la recherche d'un mari, se met en tête de vouloir découvrir la ville natale de son père. Elle prend l'avion pour Istanbul sans rien dire ni à Rose ni à Barsam.

 

C'est donc une histoire de télescopages des références culturelles. À peine arrivée chez les Kazanci, Asya fait ressortir au grand jour les tensions enfouies. Les souffrances passées des Arméniens sont ignorées de bien des Turcs qui, comme l'une des tantes se refusent à reconnaître quelque génocide que ce soit. Mais ils se retrouvent joliment tous dans l'approbation de la cuisine locale qui donne faim, c'est irrésistible... Il y a aussi une question d'âge et de génération car Zeliha et sa fille, même si elles sont en désaccord sur le poids du passé, vivent en agnostiques dans la modernité, tandis que Banu, l'aînée des tantes verse dans la religion traditionnelle et la divination, aidée par les djinns, ses anges gardiens rivaux. Le choc des civilisations se lit aussi quand débarquent à la konak Rose et son mari. Mustafa n'avait pas envie de venir, de revoir la maison familiale, ses sœurs, (on saura pourquoi seulement à la toute fin du livre). Rose débarque en vraie consommatrice américaine, s'imaginant un pays de crève-la-faim, prête à louer un gros 4x4 pour aller explorer les quartiers d'Istanbul. Au lieu de cela elle y découvrira ce dont elle était loin de se douter : les pratiques funéraires locales.

 

Avec ce roman familial, la vie en Turquie nous devient plus familière. La civilisation de l'empire ottoman s'appuyait sur un multiculturalisme qui a disparu avec l'élimination des Arméniens et le départ forcé des Grecs et des Juifs. L'une des tantes se fait ainsi le porte-étendard du nationalisme et du kémalisme, non sans raison puisque la fortune des Kazanci venait du grand-père fabricant de drapeaux !

 

Le roman d'Elif Shafak est une œuvre d'une très grande richesse, elle ne recule pas devant les anecdotes ironiques et les épisodes croustillants, non plus que devant l'évocation du génocide en relation avec les origines familiales qu'on a voulu oublier. Tous les personnages sont traités de manière approfondie, compréhensive mais pittoresque, souvent humoristique. Son écriture, vivante et dynamique, cache durablement qu'il y a un drame au bout du roman, et des révélations tant pour Armanoush qu'Asya qui saura enfin pourquoi elle ne pouvait être qu'une bâtarde.

 

 

Elif Shafak : La bâtarde d'Istanbul. Traduit de l'anglais par Aline Azoulay. 10/18. 377 pages. Phébus, 2007,

 

 

Tag(s) : #LITTERATURE TURQUIE
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