Un historien de l'Université de Tel-Aviv se penche sur l'histoire du territoire de l'Etat israélien et cela donne un essai passionnant et plein de surprises même pour qui s'est un peu intéressé au passé de cette région. Il ne suffit pas de dire que les frontières ont fluctué là comme ailleurs : il s'agit de voir comment on est passé d'un territoire mythique en rapport avec la religion à un territoire étatique suscité par le sionisme, et de considérer son évolution depuis 1948.
Shlomo Sand a encadré son essai historique de réactions plus personnelles : sa participation comme soldat au conflit de 1967 qui l'amena devant le Mur des Lamentations en un temps où l'espace du kotel n'existait pas encore pour accueillir les fidèles, sa vie sur le campus de Tel-Aviv où se dressait avant 1948 le village de Sheikh Muwannis, espace devenu lieu de mémoire juive et lieu d'oubli des palestiniens chassés lors de la "Nakba".
Si la Bible ne parle pas de "Terre d'Israël", c'est qu'elle utilise d'autres expressions : Terre promise, Pays de Canaan, à la signification géographique trop vague ou réduite. Quelque soit l'expression, Jérusalem est la référence constante, religieuse et sentimentale, mais elle n'est pas ville sainte pour les seuls israélites. Fort peu de juifs de la diaspora y vinrent en pèlerinage entre la destruction du Temple par les Romains et le XIXè siècle, au contraire des chrétiens qui pratiquèrent dès le IVe siècle, à l'instar de l'impératrice Hélène, le voyage sur les lieux de la Passion du Christ.
• Un "sionisme chrétien" se développa dans l'Angleterre victorienne, au temps de la route des Indes et du canal de Suez passé sous contrôle britannique. L'auteur montre comment les considérations religieuses et impériales poussèrent les dirigeants de Londres (de Disraeli à Balfour et Lloyd George) à rejoindre l'idéal sioniste. On découvre ainsi un étonnant personnage tel ce Laurence Oliphant, membre du Parlement, qui élut domicile à Haïfa et publia "Le Pays de Galaad" (1880) ouvrage précurseur de ceux de Théodore Herzl. Il envisageait d'installer des migrants juifs sur la rive orientale du Jourdain après en avoir évincé les Bédouins, et de regrouper les Arabes travaillant la terre en des sortes de réserves sur l'autre rive. Mais, malgré la recommendation de Disraeli, il ne sut convaincre le sultan de donner la bénédiction à ce projet. Avec la montée des pogroms antisémites dans l'Empire russe, les juifs accoururent du "yiddishland" vers la Grande-Bretagne, le pays où les juifs d'Europe occidentale étaient intégrés au mieux, tel le baron de Rothschild : 100 000 juifs "orientaux" entre 1881 et 1905. A l'instar de Joseph Chamberlain, les politiciens anglais jugèrent alors qu'il fallait stopper l'invasion. Il rencontra Herzl et lui proposa l'Ouganda... Par la suite Balfour fit en 1917 le choix pour le "peuple juif" d'un foyer national en Palestine.
• Mais les juifs traditionnalistes de l'Est tendaient à considérer le projet sioniste comme "une profanation de leur terre sacrée", tandis que l'armée britannique, en guerre contre l'empire ottoman, s'installait en Palestine. Après le mandat britannique —dont la Jordanie fut soustraite dès 1922 au désespoir du camp sioniste—, après la shoah, le partage onusien de 1947 et l'armistice de 1949 ont bien créé un Etat juif mais spatialement étriqué dont Ben Gourion et les premiers dirigeants israéliens se contentèrent d'abord par pragmatisme. Shlomo Sand analyse la colonisation d'une terre rachetée par l'argent de la diaspora puis conquise et rachetée par le travail des kibboutzim inspirés par le socialisme. Quand survint la guerre de 1967 : elle inventa un "Grand Israël", une patrie trop vaste, source de problèmes dont l'Etat juif n'arrive pas à se défaire malgré les rétrocessions de 1982 et 1995 (Gaza). « Les Amants de Sion, les premiers colons, ne savaient pas non plus jusqu'où s'étendait leur Terre sainte » note l'auteur reprenant l'affirmation de S. Avineri pour qui « Tout site avec lequel nous avons une affinité ne doit pas obligatoirement se trouver sous notre pouvoir politique ». Y a-t-il un territoire qui serait idéal pour satisfaire les Israéliens et leur permettre de bâtir une paix durable avec les Arabes ? L'auteur note, comme pour altérer la cause du sionisme, que la majorité des Juifs vivent hors du territoire d'Israël sans remarquer que si tous y migraient, ce pays qu'il estime trop vaste serait trop petit ! Au total un livre (sans carte) qui se situe entre déconstruction du mythe, histoire du sionisme, mémoire personnelle et engagement politique.
Shlomo Sand : Comment la terre d'Israël fut inventée. De la Terre sainte à la mère patrie. Traduit de l'hébreu par Michel Bilis. Flammarion, 2012, 365 pages.