Prix Femina en 2019 pour Par les routes, Sylvain Prudhomme s'est fait remarquer par l'originalité de ses créations littéraires. Déjà en 2010, avec ce Tanganyika Project, il nous a proposé un roman — c'est l'éditeur qui le prétend en couverture — bien déroutant, récit de voyage dans l'Afrique des Grands Lacs, mais pas seulement. Sans doute la croisière à bord du Liemba qui vogue sur le Tanganyika depuis un siècle et la consommation de bières à la gloire du Kilimandjaro sont-elles propices à l'imagination, à la mémoire des aventuriers en quête des sources du Nil, ou encore à l'évocation de ceux qui se font photographier à l'intersection des méridiens et des parallèles !
De retour à Kigoma, dans une région où il avait vécu quelques années auparavant, il se prend d'intérêt pour toutes les inscriptions qu'une ville africaine, au bord du lac, offre à son regard. L'idée lui vient alors de noter dans un carnet toutes les inscriptions : affiches publicitaires, écriteaux des échoppes, lettres peintes sur des murs, slogans sur des 4x4 ou des devantures, étiquettes de bières, tee-shirts, etc... Ainsi dresse-t-il l'inventaire d'une rue de Kigoma, ou comme il dit, sa « transcription ». Et le bouquin entre les mains nous offre, mais cette fois-ci en caractères d'imprimerie et dans une large variété de polices, un aperçu de ces discours qu'une ville nous tient par ses enseignes dont la moins banale est peut-être ce DEUS SHOP de la page 123.
« Une fois de plus la saveur de l'anglais m'émerveillait. Qu'aurait dit le français à la place ? Qu'aurait-il su écrire qui arrive à la cheville de ça ? « Chez Dieu » ? Le propriétaire se tenait bras croisés devant le frigo et les piles de packs d'eau minérale entreposés sur le pas de la porte... »
Plus tard, à l'aide de Google Earth, pourquoi ne pas comparer l'image de la ville avec sa moisson sur le terrain ? Revenu à Paris, quartier du Château-d'Eau, le narrateur renouvelle l'expérience. On n'est plus en Afrique francophone et les termes anglais sont devenus l'exception. Mais la leçon est la même : au niveau du sol, profusion des mots, mais avec la hauteur que permet Google Earth, un monde vide de mots prend le relai. De la à imaginer ce que signifierait une ville sans mot, il n'y a qu'un pas, franchi dans le malaise en présence d'un village de la côte de Dar es Salaam avant de partir en bateau à travers la mangrove.
Noter minutieusement, en pleine rue, tous ces détails sur son carnet n'est pas une affaire sans risque. A Paris comme en Tanzanie, un quidam finit par l'interroger sur ce qu'il fait. Serait-il un indic de la police ? — Non, juste un romancier en quête de détails pour une fiction future.
• Sylvain Prudhomme : Tanganyika Project. Éditions Léo Scheer, 2010, 188 pages.