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Cécile Ladjali a choisi la forme romanesque pour sensibiliser à l’illettrisme, ce handicap qui frappe ceux qui ont appris à lire et à écrire mais ont tout oublié. Seulement elle peine à tenir son projet. La fiction autour du jeune Léo Cramps manque de cohérence et de nombreux passages relevant de l’essai alourdissent le récit. On y retrouve trop souvent le jugement du professeur et des termes d’analyse littéraire. Malgré quelques passages poétiques, et le recours à l’ironie, ce livre déçoit.

 

L’illettrisme résulte souvent d’un traumatisme d’enfance. À six ans Léo a perdu ses parents : vendeurs ambulants assez louches ils ont pris la fuite. Dès lors, élevé par mémé Adélaïde, sa grand-mère analphabète, l’enfant a développé un blocage devant les apprentissages fondamentaux. Cahin-caha il a atteint le CAP et est devenu à seize ans ouvrier dans une imprimerie (cruelle ironie pour un illettré...). Tout le monde aime bien Léo, gentil et dévoué. Pourtant, dans son misérable studio de la cité Gagarine, seul Iggy l’iguane lui tient compagnie. Être illettré, c’est être coupé du monde ; écartelé entre la honte et la rage, Léo se réfugie dans la musique des... Cramps, celle des cassettes de ses parents. Il n’aime que la solitude et la nuit. Sur les tombes du cimetière de Saint-Ouen le jeune homme palabre avec lui-même : il y est bien, Léo, à jamais habité par la mort...
Amputé de deux doigts de la main droite faute d’avoir pu lire le panneau « danger » sur la presse, c’est sa voisine infirmière Sibylle (ironie du prénom) qui lui fait ses pansements et l’aide à écrire de la main gauche. Par amour et pour la séduire Léo accepte de suivre des cours au centre d’insertion. Mais la professeure le drague en une scène cocasse sous les yeux de Sibylle : c’est la rupture entre les amoureux. La fiction s’enlise, Léo dérive dans une étrange amitié avec François le voyeur à la caméra..
Les images, comme la musique compensent le handicap...
Quelques mises en situation de son personnage en rendent sensible la souffrance : ainsi, ne parvenant pas à bien lire ni compter, Léo est réformé lors de sa journée d’appel ; ou bien il veut voter mais ne peut choisir un bulletin...
Néanmoins C. Ladjali reste toujours en embuscade. Au chapitre « Liste » elle énumère « toutes ces choses que Léo ne peut pas faire » comme un diagnostic. Ailleurs, on peine à croire à la vraisemblance des personnages sans capital culturel lorsque dans leurs monologues intérieurs l’expression de leurs  pensées semble celle d’un psychologue ou d’un sociologue. Léo l’illettré peut-il vraiment penser que les mots sont « un miroir où l’on apprend à nommer et cesse de subir » ? Mémé l’analphabète peut-elle se dire « qu’un déterminisme implacable engageait Léo dans une voie à sens unique » ?
Cécile Ladjali a autant de mal à transposer dans la forme romanesque tout ce qu’elle connaît de l’illettrisme qu’à retenir sa plume savante de professeur de lettres réputé. Même si elle le note avec humour , le patronyme de mémé — Hyambes — devient « iambe » sur la tombe, « un octosyllabe très couru par l’ancienne poésie grecque »... précision nécessaire à la fiction ou à ses élèves ? Dans cet objet littéraire inclassable et inabouti faute d’avoir assumé clairement différentes formes de l’écrit, on aura surtout apprécié la critique caustique et souvent juste des divers acteurs de l’éducation à tous les niveaux, de la maîtresse au professeur d’université.
• Cécile Ladjali. Illettré. Actes Sud, 2016, 211 pages.

 
Oublier l'histoire des mots,
c'est renoncer à nous-mêmes
Luttons contre la misère linguistique qui nous guette et évitons de couper le monde en deux, les riches de mots contre les pauvres de mots
 
 

Les mots et leurs formes étranges sont notre mémoire. Je les comparerais volontiers aux gracieuses auréoles que le bois des arbres décline comme autant de souvenirs des siècles, ou encore aux strates crayeuses le long des falaises qui rappellent aux marcheurs chaque vague, chaque tempête, chaque naufrage.

L'orthographe des mots est la trace fossile de notre passé, sans laquelle il est impossible de comprendre notre présent ni d'envisager sereinement l'avenir. Un accent, un tréma, une double consonne ne sont pas les caprices d'un scribe obscur ou d'un académicien abscons, mais les résultats de siècles et de siècles d'évolution. Le "  t  " qui semble allonger bizarrement le mot cent, n'a pas été placé là pour tourmenter les élèves, mais il est l'empreinte discrète que le mot latin centum, dont il est issu, a laissée aux hommes. Outre que les élèves sont absolument fascinés quand le professeur fait évoluer phonétiquement un mot au tableau pour expliquer le mystère d'une graphie teigneuse, l'exercice comporte le mérite de les rattacher à une histoire sans laquelle ils auront toujours l'impression de flotter et de subir les signes sans les maîtriser.

Le classicisme et la règle

Car les mots que nous prononçons, les phrases que nous déplions sont notre ontologie. Nous habitons notre langue et trouvons dans le langage un confort douillet dès lors que l'habitacle est solide. Cette assise, que le professeur doit à toute conscience en formation qui lui est confiée, sera celle des mots qui permettront à l'élève d'échapper à la contingence, en inscrivant son existence en dehors du fortuit. Trop souvent j'ai entendu des lycéens me confier ne savoir ni d'où ils venaient ni où ils allaient. Aussi chaque lettre qui forme le mot peut-elle devenir l'inventaire d'une mémoire à rappeler à soi, et le soubassement d'un être qui, privé du sens, sera dangereusement fragilisé.

Le français est une langue difficile. Le français est une langue qui m'a malmenée longtemps, et je crois que l'écriture m'est d'autant plus précieuse aujourd'hui qu'elle participe d'un combat. D'ailleurs, je mesure toujours la force d'une œuvre littéraire à l'aune de cette lutte engagée entre l'écrivain et la langue. A chaque fois que je me retrouve devant les élèves, je leur dis que ce qui fait la beauté de notre langue reste un certain rapport à l'effort, au classicisme, à la règle. Par ailleurs, nous vivons dans un monde de reproduction des élites. Les politiques démagogues le savent bien. Et c'est cette norme classique, induite par la mémoire des mots, que je voudrais que l'on continue à offrir aux élèves.

Avoir oublié les mots, leur sens, leurs racines, c'est avoir bu l'eau d'un Léthé monstrueux.

Oublier l'histoire des mots, que l'orthographe révèle si bien, revient à renoncer à une partie de nous-mêmes. A bien des égards, le monde risque de devenir bipartite  : d'un côté, les riches de mots qui auront appris le latin ou le grec et orthographieront correctement  ; de l'autre côté, les pauvres de mots qui flotteront parmi les signes, en subissant le joug humiliant de ceux qui parleront et penseront à leur place. Il ne s'agit pas de misère économique, mais de misère linguistique. Or, je pense qu'à l'école de la République tous les élèves peuvent être également riches de mots, à condition qu'on choisisse de leur donner les bons sans les avoir défigurés.

Cécile Ladjali

(Le Monde, vendredi 19 février 2016).

 

Tag(s) : #LITTERATURE FRANÇAISE, #ILLETTRISME, #ORTHOGRAPHE
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