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Écrire sur l'adoption n'est en rien original; ce qui l'est, en revanche, c'est l'ancrage historique de la narration. Dermot Bolger révèle une période sombre de l'histoire irlandaise des années 60, quand des jeunes filles enceintes, de tous milieux sociaux, ont été oubliées dans des couvents. La respectabilité des familles imposait d'éviter le scandale et de renier ces vierges abusées. Mais comment assumer sa "seconde vie" quand on ne sait d'où l'on vient ni qui l'on est? Le coup de génie de D. Bolger, c'est de concrétiser cette fêlure psychique, cette incapacité à accepter les blancs de son passé, sous la forme d'une expérience de mort clinique. Ce subterfuge renforce le sentiment de Sean Blake, reporter photographe marié et père de deux enfants, d'être "étranger" à sa vie. Il s'engage alors dans une longue enquête sur sa mère biologique pour parvenir à habiter cette seconde existence qu'il n'a jamais faite sienne depuis qu'à onze ans il s'est su adopté.

Elisabeth Sweeney était d'une "famille bien, la seule de ce pays qui ait donné un prêtre à l'église. Ils étaient respectés". Lorsqu'elle tombe enceinte à dix-neuf ans le souci de la réputation pousse son père à l'enfermer au couvent de Siligo car "la respectabilité était l'objet d'un culte général… n'importe quel péché était accepté à condition de reste caché". Lizzy —Elisabeth— accouche à Coventry de Francis, son "petit garçon aux yeux bleus". On la contraint de l'abandonner à six semaines : "les religieuses en ont fait une industrie subventionnée par le gouvernement qui leur versait une prime pour chacun de ceux qu'elles recueillaient". Rayée de l'histoire par sa famille, mariée par les religieuses, Lizzy ne fera jamais son deuil de cet enfant et ne cessera de s'enfuir pour le rechercher, malgré la honte et l'opprobre, convaincue que lui aussi la recherche. La violence des propos de la responsable de l'Agence de l'Adoption reflète l'état d'esprit de l'Église d'alors: "La pécheresse que vous êtes n'a aucun droit sur l'enfant. Vous n'êtes pas celle qu'il lui faut". Et des années plus tard, lorsque Francis rebaptisé Sean interroge les jeunes religieuses de ce même couvent, toutes semblent frappées d'"amnésie collective".

Initié tout jeune par son père adoptif à la photographie, l'objectif a toujours protégé Sean du monde; mais il s'est toujours refusé à être photographié : il n'était personne, il "n'existait pas". L'état de mort clinique dû à un bref arrêt cardiaque agit en déclencheur. Alors que sa conscience flotte au-dessus de son corps, "envahi d'un bien-être absolu", il "voit" les "visages bienveillants" de ses grands-parents maternels, de son père adoptif; et ces morts chéris l'enveloppent d'une "couverture d'amour": c'est la "mort heureuse", sans aucun chagrin d'avoir quitté femme et enfants… Et lorsque cesse cette béatitude d'outre-monde, que la douleur enflamme son corps, Sean refuse cette seconde vie. Il refuse d'autant plus d'être vivant qu'il est sans cesse sollicité par des rêves, des visions-souvenirs, une forme de télépathie avec Lizzy sa mère : elle a "senti" son accident, lui "entend" l'appel maternel… Il partira…

Mêlant la lucidité réaliste au déferlement de l'inconscient traumatisé, cette quête de soi se lit comme une passionnante enquête. Dermot Bolger construit un personnage attachant et très humain. Son ressentiment pour celle qui l'a abandonné, son désir de vengeance de ce fameux oncle Tom le cèdent au pardon lorsque Sean parvient à comprendre les mentalités de cette époque : seule l'ignorance nourrit la haine. D. Bolger sait convaincre de la force salvatrice de la résilience.

• Dermot BOLGER. Une seconde vie. Roman traduit de l'anglais (Irlande) par Marie-Hélène Dumas. Éditions Joëlle Losfeld, 2012, 256 pages. 

Chroniqué par Kate

 

Tag(s) : #Littérature irlandaise
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