Janvier 1939. Pour le compte du Corriere della Sera, Curzio Malaparte part faire un reportage en Éthiopie, à peine conquise par les Italiens, et encore secouée par des bandes rebelles. Lui qui sort du « confino » —de résidence surveillée aux îles Lipari— ne peut évidemment qu'écrire des papiers conformes à la politique du moment. Aussi prend-il garde de ne voyager et écrire qu'avec le feu vert des autorités. Celles-ci pourtant ne sont pas vraiment dupes ; le Duce lui-même n'aurait-il pas dit: “Il est capable de se mettre à la tête de quelque bande rebelle et de vouloir conquérir l'Italie” ?
Au départ de Naples, voici l'écrivain au milieu d'émigrants partis construire un « Empire blanc » au milieu du continent noir. L'Érythrée traversée, l'ancien rédacteur de la Stampa découvre un pays chrétien (copte), montagneux, brûlé par le soleil, et miséreux. Il s'efforce au début de trouver des similitudes avec son pays d'origine ; le toscan natif de Prato croit retrouver ici un air de Mugello dans le paysage éthiopien.
Dans les villages qu'il traverse, Malaparte jette un regard intéressé aux « charmoutas », des jeunes femmes aguichantes « dans leurs tuniques en soie, verte, rouge, bleue ». Mais il n'est pas là pour des aventures féminines ! Plutôt pour montrer des indigènes heureux d'avoir été conquis : « le peuple amhara parle de la colonne Starace comme d'une entreprise mythique qui signale la naissance de temps nouveaux… » Achille Starace, —“l'homme qui respirait par ordre du Duce”— s'était engagé dès 1935 pour venir combattre les forces du négus...
Mais rapidement l'aventure devient plus exotique et dangereuse : Malaparte quitte le confort de la route asphaltée pour d'impossibles chemins muletiers ; il quitte les fermes pionnières des Romagnols de l'Ente di colonizzazione —et leurs « magnifiques oies de race germanique, don de Rachele Mussolini »— pour les parages torrides du Lac Tana puis les hauts-plateaux aux versants vertigineux où l'armée pourchasse les bandes rebelles (les « chiftas ») d'Abebe Aragaï. Alors Malaparte redevient un soldat qui participe aux combats aux côtés des officiers italiens et des « ascari » — les troupes coloniales. Il décrit les enfants-soldats, les « gurbas » de 10-15 ans, qui suivent les ascaris à peine plus âgés qu'eux.
Malaparte fait aussi le portrait d'un officier exemplaire, le colonel Lorenzini, un véritable moine-soldat, qui prie chaque soir pour sa femme et « ses petites ». À cette figure héroïque s'oppose celle du chef rebelle. « En réalité, Abebe Aragaï n'est qu'un brigand parmi d'autres : il ne connaît du français que quelques mots appris dans les maisons de tolérance de Djibouti, il ne porte pas de monocle, il mange avec les doigts, il est vil et cruel comme n'importe quel hobereau du Choa, altéré moralement et physiquement par les spiritueux, le champagne et les chanteuses des bars autrefois florissants à Addis-Abeba… »
Le sel de l'histoire est en annexe : avec les excuses des contrôles des militaires, les imprévus du séjour et les techniques d'une époque d'avant internet, l'écrivain correspondant de guerre n'envoie rien à son journal avant de quitter l'Afrique. Dans ses échanges avec Borelli, le rédacteur-en-chef du Corriere, Malaparte rentré à Rome en mai 1939 cherchera encore mille excuses pour justifier qu'il tardait à envoyer ses articles. Il fait traîner au moins jusqu'en janvier 1940 ! Malgré les ennuis de santé qu'il évoque, il semble à cette date s'intéresser à l'Albanie pour de nouveaux articles. À Addis-Abeba son journal avait nommé un envoyé spécial qui deviendra célèbre : Dino Buzzati.
Littéralement truffé de termes exotiques, sans doute propres à la langue amharique, ce surprenant voyage en Éthiopie nous fait voir autrement l'auteur de “Technique du coup d'État” (1931) et de “Kaputt” (1944)...
• Curzio Malaparte. Voyage en Éthiopie. Traduit par Laura Brignon. Arléa, 2012, 257 pages.