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C'est LE recueil de nouvelles de l'un des plus célèbres auteurs espagnols contemporains. L'auteur fait de sa ville —Barcelone— l'horizon de ses romans comme de ces treize nouvelles écrites entre 1957 et 1994, avec une exception, celle de “Lieutenant Bravo”, inspiré par un épisode du service militaire du futur écrivain. Cette nouvelle avait été publiée par Gallimard dans la collection “Du monde entier” (1990) puis dans la collection “L'Imaginaire”(2008) avec “Histoire de détectives” et “Le fantôme du cinéma Roxy” —qui donne son nom au recueil des trois textes que Marsé a choisis en 1986 pour l'éditeur Seix Barral.

 

Le présent volume reprend ce choix ; il s'ouvre avec “Histoire de détectives” : une bande de gamins joue à revisiter les films noirs américains qu'ils ont pu voir dans les cinémas de Barcelone dans les années cinquante. Leur bureau est une carcasse de voiture, une « Lincoln Continental 1941 aux lignes aérodynamiques et à radiateur chromé venue d'on ne savait où mourir ici comme ferraille ». Ils y observent les passants et inventent des histoires sous les ordres d'un patron qui distribue les rôles à ses enquêteurs. Nouvelle annonciatrice de l'œuvre à venir avec références aux salles de cinéma et aux films américains, personnages portraiturés de manière saisissante en peu de mots, atmosphère sociale un peu sordide, le tout n'excluant pas l'humour. Il faut aussi noter que deux des gamins de cette histoire s'appellent l'un Cora (le narrateur) et l'autre Marès (son chef): allusion biographique puisque le jeune orphelin Juan Cora fut adopté par le couple Marsé, évocation que l'on retrouvera dans “Calligraphie des Rêves” en 2012.

Le Fantôme du cinéma Roxy” s'ouvre en exergue sur une citation amusante d'Alfred Hitchcock et reprend des citations du cinéma américain. Remplacé par une banque dans la Barcelone post-franquiste, le cinéma Roxy n'existe plus que dans les souvenirs d'un écrivain recruté comme scénariste (Marsé lui-même?) que l'on voit en pleine discussion de travail avec un réalisateur un peu fruste. Défilent les grands acteurs (Tyrone Power, Clark Gable, James Stewart…), les belles actrices (Marlene Dietrich, Ella Raines, Liz Taylor…), les réalisateurs (Hathaway, Stevens…), les titres des films : le scénariste est fasciné par le mythe hollywoodien. La nostalgie imprègne cette histoire et est accentuée par des emprunts au cadre et aux personnages de la nouvelle précédente !

Lieutenant Bravo” nous fait quitter la Catalogne pour l'un des confetti de l'Empire : Ceuta. Bravo est un lieutenant instructeur fort en gueule, bravache, et têtu à un point tel qu'il se met en danger plutôt que de s'avouer que le bon sens existe, même pour entraîner les jeunes recrues avec un cheval d'arçon. À l'horizon : le rocher de Gibraltar, comme un fantôme dans la brume du détroit...

Dans la dizaine d'autres textes, “La plus grande partie de la journée” montre deux amoureux, durant la pause-déjeuner de l'atelier d'orfèvrerie où ils travaillent ; “Plate-forme arrière” est une scène de vie quotidienne à bord d'un tramway ; “La rue du Dragon-qui-dort” montre un vieil homme s'en prenant à une voiture en stationnement dans un quartier pauvre ; “Rien pour mourir” décrit la virée d'un ivrogne qui a reçu un coup de poignard, appelle sa femme, rencontre diverses relations, laisse à tous une enveloppe à ouvrir le lendemain –trop tard. Dans “Parabellum”, un vieux franquiste cherche à masquer son passé, mais celui-ci le rattrape sous la forme d'une jeune fille délurée ; “Le Pacte” réunit deux adversaires politiques qui s'entendent pour ne pas faire de leur passé respectif une arme électorale —mais cet accord qu'on pourrait croire judicieux se retourne contre eux. “Le bossu de la Sagrada Familia” imagine une sorte de Quasimodo catalan qui effraie les touristes et la thésarde venue interroger l'écrivain majorquin Baltasar Porcel. “Jarretière rouge sur cuisse brune” forme un conte érotique inattendu où une femme qui sortait sa poubelle se retrouve menacée par un maniaque sexuel armé d'un couteau : il a une vision particulière du café au lait… au lit.

Il reste à évoquer deux histoires plus développées : “Les nuits du Bocaccio” et “L'étrange disparition de R.L. Stevenson”. Ces deux nouvelles baignent dans le milieu artistique et littéraire ! Dans la première, Juan Marsé s'amuse à se souvenir des discussions au sein de la « Gauche divine » (!) des années 60-70 ; le narrateur, avant d'émigrer, voit C.C. —son ex-petite amie— s'amouracher d'un « charnego » —figure méprisée de l'andalou bon à rien qui monte dans la grande ville ; le bellâtre se donne des airs d'écrivain prometteur et C.C. manipule « le poulailler littéraire » pour le convaincre du génie grâce aux bonnes feuilles d'un roman que les éditeurs de Barcelone se disputent : Planeta, Tusquets, Seix Barral... Mais le scandale éclate et « le voleur des lettres » disparaît : « le plagiat a été découvert par le chatouilleux et méfiant érudit et socio-linguiste Francesc Vallverdù, périscope toujours dressé pour sauvegarder les côtes contaminées de la prose catalane trahie… » Au passage, il y a de quoi étriller plusieurs noms des arts et lettres qui ont imaginé situer le « nouveau venu » entre James Joyce et Juan Benet.

Enfin “L'étrange disparition de R.L. Stevenson”, dédiée à J.C. Onetti. Fan de l'auteur de “L'île au Trésor“ et de “Mr Hyde…”, R.L.S. alias Érélesse est la métaphore de l'auteur qui a toujours refusé de se pavaner sur un studio de télévision. Jusqu'au jour où il cède devant les conseils de ses éditeurs (et de sa femme et de ses filles). Mal lui en prend car petit à petit il semble que son image (au propre et au figuré) s'estompe. Alors, « jouant le tout pour le tout, il se vautra jour après jour dans les marigots audiovisuels les plus pestilentiels… » et l'auteur d'énumérer ce qu'il déteste : devins astrologues, humoristes vulgaires, politiciens corrompus, et jusqu'à « des putains dépravées de la jet-set de Marbella ». Marsé lance aussi des banderilles sur certains de ses collègues comme Julián Rios dont le style est comparé au jargon médical, ou comme « l'andouille des Baléares » qui a qualifié de « malotru » notre R.L.S. pour avoir disparu définitivement « au cours de la réception annuelle offerte par le roi aux intellectuels dans son palais de la Zarzuela ».

Des milieux populaires aux élites culturelles, Marsé montre toute sa ville, mais cette ville, Barcelone, c'est tout son monde. Replacé dans l'œuvre de Juan Marsé, “Lieutenant Bravo” donne un large aperçu de son talent et de ses thématiques. C'est indiscutablement un excellent recueil de nouvelles.

 

• Juan Marsé. Lieutenant Bravo. Traduit par J.M. Saint-Lu, Bourgois éd., 2004, 317 pages.

 

 

Tag(s) : #LITTERATURE ESPAGNOLE, #BARCELONE
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