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Dans cet essai richement documenté, Marilyn Yalom montre à quel point la représentation de la poitrine n'a cessé de varier dans le temps et dans l'espace.

En réalité les seins n'ont jamais appartenu aux seules femmes. Toujours soumis au regard masculin, ils demeurent un marqueur social déterminé par les normes et les valeurs culturelles relatives. L'enfant, le partenaire sexuel, l'artiste ou le médecin s'approprient les seins; ils n'échappent pas non plus à la mode, à la publicité, ni aux institutions politiques et religieuses. Au cours de ce long parcours chronologique, des déesses préhistoriques à Madonna, des États-Unis à l'Europe et l'Asie, la signification des seins certes diffère. Toutefois, on note la récurrence de l'opposition entre la « bonne » poitrine nourricière et civique et la « mauvaise », érotique et pornographique. Les pays protestants tels l'Europe du Nord et les USA apparaissent moins tolérants que les catholiques à l'exposition de la poitrine, à la pratique du nourrissage et du biberon, quelles que soient les époques. Selon M. Yalom, c'est lorsqu'une femme atteinte d'un cancer tente de se reconstruire physiquement et psychologiquement qu'elle se réapproprie enfin ses seins : quelle tragique évidence!

Isis nourrissant les pharaons, la Vierge de la Renaissance découvrant son sein pour l'Enfant Jésus… [cf. supra tableau de Jean Fouquet dont le modèle serait Agnès Sorel], les artistes ont magnifié l'allaitement maternel, premier devoir de toute mère. Partout en Europe, à cette époque, on entendait lutter contre la mise en nourrice des nouveaux-nés des classes moyennes et supérieures, par souci de ne pas abîmer la poitrine de ces dames. Selon les injonctions du docteur A. Paré, outre une fonction alimentaire, le lait répondait à une fonction spirituelle : on le disait porteur des valeurs morales et religieuses et l'on redoutait que le nourrisson n'hérite des mauvais principes d'une nourrice, femme du peuple... Or en France, au 18° siècle, à peine la moitié des femmes des villes donnaient le sein; sous l'influence de la philosophie rousseauiste du « retour à la Nature », on les désavoua. À la période révolutionnaire, l'allaitement assurait « la régénération familiale et sociale », les seins devinrent « les mamelles de la Nation ». Le lait de toute bonne citoyenne transmettait les valeurs républicaines, celui d'une nourrice, celles de la décadence royaliste. Les seins de Marianne vinrent fixer cette représentation dans l'imaginaire collectif.

À l'évidence, la "mauvaise" poitrine, depuis les guerrières Amazones au sein unique, c'est celle des hétaïres, des courtisanes et autres prostituées... Pourtant la Renaissance a célébré la poitrine érotique. Avec Agnès Sorel, maîtresse de Charles VII, l'érotisation des seins supplante leur signification maternelle; petits, fermes et blancs le décolleté les expose et Ronsard n'est pas le dernier à les célébrer..

Selon les époques la mode vestimentaire valorise les seins plats ou bien rebondis —« orbes d'ivoire terminés par des fraises ou des cerises ». De plus dès le 19°siècle, les magazines, puis les stars enjoignent à chacune la mise en conformité de sa poitrine. Certes les féministes des années 70 ont affiché leur volonté de libération sexuelle en ôtant leurs soutiens-gorges en public… Saint-Tropez et ses plages à seins nus... Mais force est à Marilyn Yalom de reconnaître, même si elle reste une féministe, que ces provocations n'ont guère connu de postérité; les Femen n'avaient pas interpellé les médias à l'époque de la publication de cet essai. Et le 21° siècle naissant ne tarit pas d'éloges de l'allaitement, censé prémunir les jeunes mères du cancer...

Marilyn Yalom croise des approches thématiques à travers divers supports, poésie, cinéma, peinture : elle retrouve dans les créations de Frida Kahlo l'esprit féministe et rebelle qui toujours refuse les représentations masculines des seins. Elle ne peut que s'en prendre à Freud, qui ne voyait aucune différence entre poitrine maternelle et érotique, puisque l'amour masculin ne répondrait toujours qu'au désir inconscient de sucer à nouveau le sein de sa mère…

La fin de cet essai nous ramène tragiquement au principe de réalité: le sein symbolise bien la Femme, source de vie ou de mort, entre Eros et Thanatos.

 

Marilyn YALOM. Le Sein. Une Histoire. Traduit par Dominique Letellier. Galaade éditions, 2010. Livre de Poche, 430 pages, 2013. (A History of the Breast, Knopf, 1997).

 

 

Tag(s) : #HISTOIRE GENERALE, #BEAUX ARTS, #SCIENCES SOCIALES
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