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Raphaël Mayer, le narrateur, se penche sur son passé. Il vient d'avoir cinquante-deux ans. Un âge qu'aucun des hommes de sa famille n'avait dépassé et il s'imagine que le destin va le rattraper, même si sa maîtresse lui assure qu'il est immortel tant qu'elle reste avec lui. Tout au long de ces pages qu'il adresse à sa sœur, il entremêle son passé et sa vie actuelle. Les hommes de la famille ne sont présents que par les photos, des cadres dans un couloir, tous bien alignés, dans la maison qu'habite « la Grande Femme » autrement dit les cinq femmes entre lesquelles le narrateur a passé enfance et adolescence avant de faire le service militaire, d'enseigner un peu, et de travailler depuis quinze ans, loin de Jérusalem, comme technicien dans le désert, à surveiller des pompages d'eau potable, des tuyaux et des bassins.

Le roman fonctionne de façon apparemment simple, mais aussi très compliquée. La simplicité est dans l'évocation du décès des hommes de la famille, ou dans une série de contrastes : le passé et le présent, la ville de Jérusalem et le désert du sud, un individu, Raphaël, isolé dans un monde de femmes. —Entièrement élevé par les femmes : n'est-ce pas la meilleure façon de grandir ?— Mais cette façade binaire cache des perspectives bien plus complexes autour du thème du corps et du thème de la mémoire. Celle de Raphaël n'a jamais été bonne : jeune écolier, c'est sa sœur qu'il convoque pour réciter à sa place “le poème de la mer” au risque de provoquer la consternation et la colère de son instituteur. 

 

La connaissance peut passer par d'autres voies : le toucher, l'ouïe... Ce n'est pas un hasard si les aveugles sont si souvent évoqués, ceux de l'institution bâtie à proximité de la maison familiale. Abraham le tailleur de pierre confectionne une carte d'Israël à partir d'un gros bloc de pierre amoureusement travaillé. La carte en relief est destinée aux petits aveugles de cette pension. Ce sont les formes du pays qu'ils connaîtront ainsi au toucher. Le narrateur souligne la mémoire des formes, les marques du corps de Rona conservées par l'argile, par les draps du lit quand elle vient le voir au désert ou dans son appartement. La thématique de la pierre est également à souligner : les pierres sont nommées par leurs noms en hébreu, ce qui donne une singulière consistance au pays, une proximité entre les lieux et les hommes. C'est Abraham qui les nomme le plus souvent.

La narration est à la fois circulaire, linéaire, et marquée par la répétition. Linéaire parce que l'on suit la vie de Raphaël, Rafi pour la famille et les voisins, on évoque la rencontre des parents, la naissance, les années où il grandit à Jérusalem près d'un orphelinat, d'un hôpital psychiatrique, d'un institut pour les aveugles, son mariage avec Rona, son divorce. Le récit est circulaire : commencé au désert, il s'y termine, en une fin ouverte. Surtout, le roman est caractérisé par les répétitions (au risque de rebuter le lecteur, ce qui m'est arrivé à trois ou quatre reprises). Répétition de formules, ainsi pour la présence des orphelins, des aveugles et des fous de Jérusalem. Répétition lors des rencontres avec Rona ; le narrateur utilise à plusieurs une litanie de ce genre :« Rona fut jadis ma femme, aujourd'hui, c'est ma maîtresse et demain, elle causera ma perte ». Et elle, à peine descendue de sa voiture rouge, femme active de quarante-six ans, remariée à un médecin : « j'ai un mari, des enfants, beaucoup de travail, et un long trajet de retour. » La répétition permet aussi de faire avancer la roman, d'ajouter un détail biographique ici ou là, de faire comprendre le lien entre l'une des tantes et le tailleur de pierre, entre la mère du narrateur et Rachel qui devient aveugle, de même pour la biographie du laitier, érudit qui cache ses livres précieux dans une maison où il n'habite pas, ou du taxi qui conserve un fusil-mitrailleur dans le coffre de sa DeSoto.

Évidemment le lecteur peut se satisfaire des données plus simples, sur les hommes de la famille. C'est une condition du livre, sans quoi Rafi ne serait pas seul au milieu du clan des femmes. Le grand-père Raphaël s'est pendu en raison de ses dettes, mais peut-être n'est-ce pas vraiment un suicide. Le père a été écrasé dans son sommeil sous une tente par un tank qui reculait à l'aveuglette. Un oncle, l'élégant Édouard, victime d'une explosion en passant près d'un chantier. Un deuxième oncle, Éliézer, encorné par un taureau.  Sans parler de tel ou tel cousin. Heureusement, Rafi n'a pas de beau-frère : « Je suis célibataire pour des raisons humanitaires, pleurniches-tu à chaque fois que tu annules ton mariage. À quoi bon envoyer ad patres un pauvre homme de plus ? Juste pour qu'il devienne l'un des nôtres lui aussi ? » N'oublions pas Abraham : cet homme fait presque partie de la famille, amoureux de la tante à qui il a construit une maison où elle refuse de s'installer, il meurt à 52 ans...

Il reste maintenant l'essentiel du roman. La maisonnée des femmes (leurs noms sont révélés page 555 de l'édition de poche). Une grand-mère grippe-sous pour qui tout vaut « une fortune ». Une maman bien sûr, qui passe presque toutes ses nuits à lire dans l'ex-bureau de son mari défunt, la pièce toujours éclairée. Deux autres veuves, l'une, « la tante noire », sœur de la maman, l'autre « la tante rouge », qui est venue vivre avec elles après la mort de son mari. « –Vous, vous travaillez à l'école, à la minoterie et à la pépinière, grand-mère s'occupe de la maison, et elle, qu'est-ce qu'elle fait ? » À l'âge qu'a alors le gamin, il ne serait sans doute pas pertinent de le lui expliquer, non plus que l'origine de l'argent qui a permis d'acheter l'appartement mitoyen et de le réunir à celui de la famille pour installer « la Grande Femme » à son aise. Il découvrira tout, petit à petit, sous les sarcasmes de sa sœur —« ma boussole »— mais aussi « toi, petite peste ». Sa sœur l'a “trahi” en faisant cause commune avec les autres, jusqu'à avoir ses règles en même temps qu'elles... « Vous êtes devenues les cinq mères d'un fils unique... » Aujourd'hui, elle les conduit toutes ensemble dans le break Volvo jusqu'au désert lumineux où Rafi tue les serpents et contemple les étoiles, donne la bénédiction à son collègue Ouaknine, et s'attend à mourir quand Rona vient et prend le volant.

Le principal reproche qu'on peut faire à ce roman est son excessive longueur, accentuée par ce qui semble n'être à première vue qu'une avalanche de digressions —qui se mettent en place à la fin de votre lecture comme les pièces d'un puzzle qui se résoudrait sous vos yeux...

 • Meir SHALEV. La meilleure façon de grandir. Traduit de l'hébreu par Sylvie Cohen. Points, 2005, 567 pages. 

 

Raphaël Mayer, le narrateur, se penche sur son passé. Il vient d'avoir cinquante-deux ans. Un âge qu'aucun des hommes de sa famille n'avait dépassé et il s'imagine que le destin va le rattraper, même si sa maîtresse lui assure qu'il est immortel tant qu'elle reste avec lui. Tout au long de ces pages qu'il adresse à sa sœur, il entremêle son passé et sa vie actuelle. Les hommes de la famille ne sont présents que par les photos, des cadres dans un couloir, tous bien alignés, dans la maison qu'habite « la Grande Femme » autrement dit les cinq femmes entre lesquelles le narrateur a passé enfance et adolescence avant de faire le service militaire, d'enseigner un peu, et de travailler depuis quinze ans, loin de Jérusalem, comme technicien dans le désert, à surveiller des pompages d'eau potable, des tuyaux et des bassins.

Le roman fonctionne de façon apparemment simple, mais aussi très compliquée. La simplicité est dans l'évocation du décès des hommes de la famille, ou dans une série de contrastes : le passé et le présent, la ville de Jérusalem et le désert du sud, un individu, Raphaël, isolé dans un monde de femmes. —Entièrement élevé par les femmes : n'est-ce pas la meilleure façon de grandir ?— Mais cette façade binaire cache des perspectives bien plus complexes autour du thème du corps et du thème de la mémoire. Celle de Raphaël n'a jamais été bonne : jeune écolier, c'est sa sœur qu'il convoque pour réciter à sa place “le poème de la mer” au risque de provoquer la consternation et la colère de son instituteur. La connaissance peut passer par d'autres voies : le toucher, l'ouïe... Ce n'est pas un hasard si les aveugles sont si souvent évoqués, ceux de l'institution bâtie à proximité de la maison familiale. Abraham le tailleur de pierre confectionne une carte d'Israël à partir d'un gros bloc de pierre amoureusement travaillé. La carte en relief est destinée aux petits aveugles de cette pension. Ce sont les formes du pays qu'ils connaîtront ainsi au toucher. Le narrateur souligne la mémoire des formes, les marques du corps de Rona conservées par l'argile, par les draps du lit quand elle vient le voir au désert ou dans son appartement. La thématique de la pierre est également à souligner : les pierres sont nommées par leurs noms en hébreu, ce qui donne une singulière consistance au pays, une proximité entre les lieux et les hommes. C'est Abraham qui les nomme le plus souvent.

La narration est à la fois circulaire, linéaire, et marquée par la répétition. Linéaire parce que l'on suit la vie de Raphaël, Rafi pour la famille et les voisins, on évoque la rencontre des parents, la naissance, les années où il grandit à Jérusalem près d'un orphelinat, d'un hôpital psychiatrique, d'un institut pour les aveugles, son mariage avec Rona, son divorce. Le récit est circulaire : commencé au désert, il s'y termine, en une fin ouverte. Surtout, le roman est caractérisé par les répétitions (au risque de rebuter le lecteur, ce qui m'est arrivé à trois ou quatre reprises). Répétition de formules, ainsi pour la présence des orphelins, des aveugles et des fous de Jérusalem. Répétition lors des rencontres avec Rona ; le narrateur utilise à plusieurs une litanie de ce genre :« Rona fut jadis ma femme, aujourd'hui, c'est ma maîtresse et demain, elle causera ma perte ». Et elle, à peine descendue de sa voiture rouge, femme active de quarante-huit ans, remariée à un médecin : « j'ai un mari, des enfants, beaucoup de travail, et un long trajet de retour. » La répétition permet aussi de faire avancer la roman, d'ajouter un détail biographique ici ou là, de faire comprendre le lien entre l'une des tantes et le tailleur de pierre, entre la mère du narrateur et Rachel qui devient aveugle, de même pour la biographie du laitier, érudit qui cache ses livres précieux dans une maison où il n'habite pas, ou du taxi qui conserve un fusil-mitrailleur dans le coffre de sa DeSoto.

Évidemment le lecteur peut se satisfaire des données plus simples, sur les hommes de la famille. C'est une condition du livre, sans quoi Rafi ne serait pas seul au milieu du clan des femmes. Le grand-père Raphaël s'est pendu en raison de ses dettes, mais peut-être n'est-ce pas vraiment un suicide. Le père a été écrasé dans son sommeil sous une tente par un tank qui reculait à l'aveuglette. Un oncle, l'élégant Édouard, victime d'une explosion en passant près d'un chantier. Un deuxième oncle, Éliézer, encorné par un taureau.  Sans parler de tel ou tel cousin. Heureusement, Rafi n'a pas de beau-frère : « Je suis célibataire pour des raisons humanitaires, pleurniches-tu à chaque fois que tu annules ton mariage. À quoi bon envoyer ad patres un pauvre homme de plus ? Juste pour qu'il devienne l'un des nôtres lui aussi ? » N'oublions pas Abraham : cet homme fait presque partie de la famille, amoureux de la tante à qui il a construit une maison où elle refuse de s'installer, il meurt à 52 ans...

Il reste maintenant l'essentiel du roman. La maisonnée des femmes (leurs noms sont révélés page 555 de l'édition de poche). Une grand-mère grippe-sous pour qui tout vaut « une fortune ». Une maman bien sûr, qui passe presque toutes ses nuits à lire dans l'ex-bureau de son mari défunt, la pièce toujours éclairée. Deux autres veuves, l'une, « la tante noire », sœur de la maman, l'autre « la tante rouge », qui est venue vivre avec elles après la mort de son mari. « –Vous, vous travaillez à l'école, à la minoterie et à la pépinière, grand-mère s'occupe de la maison, et elle, qu'est-ce qu'elle fait ? » À l'âge qu'a alors le gamin, il ne serait sans doute pas pertinent de le lui expliquer, non plus que l'origine de l'argent qui a permis d'acheter l'appartement mitoyen et de le réunir à celui de la famille pour installer « la Grande Femme » à son aise. Il découvrira tout, petit à petit, sous les sarcasmes de sa sœur —« ma boussole »— mais aussi « toi, petite peste ». Sa sœur l'a “trahi” en faisant cause commune avec les autres, jusqu'à avoir ses règles en même temps qu'elles... « Vous êtes devenues les cinq mères d'un fils unique... » Aujourd'hui, elle les conduit toutes ensemble dans le break Volvo jusqu'au désert lumineux où Rafi tue les serpents et contemple les étoiles, donne la bénédiction à son collègue Oaknine, et s'attend à mourir quand Rona vient et prend le volant.

Le principal reproche qu'on peut faire à ce roman est son excessive longueur, accentuée par ce qui semble n'être à première vue qu'une avalanche de digressions —qui se mettent en place à la fin de votre lecture comme les pièces d'un puzzle qui se résoudrait sous vos yeux...

 

Meir SHALEV. La meilleure façon de grandir. Traduit de l'hébreu par Sylvie Cohen. Points, 2005, 567 pages.

Tag(s) : #ISRAEL et MONDE JUIF
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