Le titre intrigue. En réalité il est très logique : il ne saurait être question d'une grand-mère américaine et de son aspirateur russe ! La grand-mère, c'est Tonia. « C'était une originale. Une femme singulière. Un sacré numéro, comme on dit. Pas facile non plus, ce qui est un doux euphémisme. Mais folle ? Non. Même si, sur ce sujet comme sur beaucoup d'autres, tout le monde ne partage pas mon point de vue, ni au village ni dans la famille.
Venus de Russie, plus exactement d'Ukraine, lui avant la Révolution de 1917, elle juste après, — deuxième et troisième aliyah — Aharon et Tonia Ben-Barak devinrent de pauvres fermiers installés dans la vallée du Qishon, entre Haïfa et le lac de Tibériade, à Nahalal. C'étaient les grands-parents de Meir Shalev, côté maternel. Mais le grand-père Aharon était un homme fidèle à ses principes issus d'une idéologie rigide ; quand il reçut d'Amérique les dollars expédiés par son frère aîné Yeshayahou il les refusa et les lui réexpédia après s'en être expliqué : « Nous, les pionniers qui faisons fleurir le désert de notre pays en bons sionistes socialistes, nous ne succomberons pas à l'appât de cet argent provenant de l'exploitation du prolétariat par un traître ayant choisi l'exil et changé son nom en Sam. »
Têtu lui aussi, Yeshayahou chercha donc un cadeau utile et qui ne serait pas refusé — trop coûteux et trop compliqué de le renvoyer à l'expéditeur. Ce fut donc un aspirateur, cheval de Troie de l'Amérique hédoniste dans la fruste Galilée, un modèle puissant et ultra-moderne conçu par General Electric, qui débarqua dans le port d'Haïfa, prit le train puis une carriole avant d'arriver chez la grand-mère russe dans le courant de l'année 1936. Un cadeau bien choisi puisque Tonia était connue pour sa lubie de la propreté qui faisait d'elle une vraie fanatique de la chasse à la poussière ! L'emploi de l'aspirateur américain —à l'efficacité proche de la « sorcellerie »— donne lieu à bien de savoureuses anecdotes et une question grave se pose puisque son destin reste énigmatique, je n'en dis pas plus. Il suffit de savoir que certaines pièces de la maison sont interdites. Même pour le petit-fils.
Haut en couleurs et plein de sourires, le récit véridique de Meir Shalev n'est pas seulement une amusante histoire centrée sur sa grand-mère et étendue aux autres membres de sa famille. L'auteur évoque ainsi ses parents décédés en 1991 et toute son enfance passée à la campagne où il est né puisque ses parents avaient réussi à quitter Jérusalem au moment de la guerre d'Indépendance. Son père était un poète un peu perdu dans ce monde rural et mal à l'aise avec sa belle-mère Tonia. En revanche le narrateur est très proche de sa grand-mère russe —elle a gardé il est vrai un fort accent pour parler de son “sweeper”.
Ce récit familial montre ainsi les souvenirs d'un garçon fier de vivre à la campagne malgré les oies agressives et les poules pondeuses, admirateur de Whitey, le cheval de la ferme qui visite la nuit les juments des voisins, et d'une ânesse que les contes de l'oncle X imaginent s'envolant la nuit pour vivre ses aventures jusqu'au palais du sultan. Le récit s'élargit aux conditions de vie sous le mandat britannique et les premiers temps de l'Etat israélien : la situation matérielle des pionniers était misérable dans le mochav —le village coopératif— rien à voir avec un kibboutz selon grand-mère Tonia interrogée par une documentariste : « Plusieurs membres ont quitté le kibboutz pour le mochav. Mais personne n'a jamais quitté le mochav pour le kibboutz. » Question d'intimité, non de niveau de vie.
L'auteur n'hésite jamais à se mettre en scène lui-même, y compris dans des situations délicates et cette transparence, s'ajoutant aux photos de famille, contribue beaucoup au charme du livre.
• Meir SHALEV : Ma grand-mère russe et son aspirateur américain. Traduit de l'hébreu par Sylvie Cohen. Gallimard, 2013, 23 pages.
Du même auteur, voir aussi La meilleure façon de grandir et le Baiser d'Esaü.