![](https://image.over-blog.com/8_AcgHfQDx65TYM7XxMNUjyvfxw=/filters:no_upscale()/image%2F0538441%2F20211001%2Fob_9f7ec2_mc-cann.jpg)
Sans doute est-ce le titre qui pique la curiosité du lecteur. Apeirogon ? Un polygone au nombre infini de côtés, quasiment un cercle. Et ces côtés innombrables font la ronde autour d'un sujet sensible: la mort de deux gamines de 13 et 10 ans à Jérusalem et à Anata dans sa proche banlieue arabe, à dix ans d'intervalle. Un attentat. Une fusillade.
La composition de ce livre ajoute une autre originalité : de courts textes d'une ligne à quelques pages soit cinq cents paragraphes numérotés de 1 à 500 en ordre croissant puis décroissant encadrent le double récit de Bassam Aramin et de Rami Elhanan, les deux pères meurtris, l'un Palestinien et l'autre Israélien. Ainsi il n'y a pas de récit clairement chronologique, même si quantité de paragraphes dispersés esquissent une journée de 2016 où les deux hommes se sont rendus — séparément — dans un monastère pour présenter leur témoignage émouvant à un public qui probablement s'opposait aux tensions inter-communautaires. Ainsi au début du livre voit-on Rami partir en moto et à la fin Bassam rentrer chez lui en voiture à Jéricho et arroser son jardin.
Puisque les bons sentiments et les romans engagés font souvent de la mauvaise littérature, l'auteur a cherché un biais pour faire passer son plaidoyer et a donc choisi la voie d'une narration éclatée, une sorte de kaléidoscope, de puzzle de mille éléments que le lecteur reconstitue petit à petit, dessinant deux drames, des portraits de pères, et un message humaniste. Certains lecteurs risquent de ne pas supporter cette écriture hachée et c'est dommage.
La mort dramatique des deux filles occupe bien sûr une part importante du texte. La première victime, Smadar, était avec des copines dans une rue commerçante de Jérusalem-Ouest quand des kamikazes se sont fait exploser. La plus jeune des victimes, Abir, a profité de la récréation pour aller acheter des bonbons. En rentrant à l'école, alors que des activistes caillassent une jeep en patrouille, un jeune militaire israélien, paniqué, tire et tue d'une balle en caoutchouc en pleine tête la fillette qu'il ne visait peut-être pas. L'auteur insiste sur le choc que ce fut pour les parents, mais en répartissant leurs réactions dans des paragraphes fort éloignés les uns des autres. Ces drames ont ému les opinions et les médias. C'est ainsi que les deux pères ont été amenés à se rencontrer et à s'épauler, en partageant colère et chagrin, en rejoignant des pacifistes.
On notera que les personnages d'Apeirogon ne sont pas fictifs. Rami a fait la guerre de Kippour avant de prospérer comme dessinateur affichiste. Fils d'un survivant de la Shoah émigré de Hongrie, il a épousé Nurit, la fille du général Peled, devenue professeur d'université ; elle est connue pour ses prises de position contre l'Occupation, et à ce titre lauréate du prix Sakharov en 2001. Bassam, lui, s'est retrouvé à dix-sept ans emprisonné pour des actions de résistance dans la ligne du Fatah. Par la suite, il s'est intéressé à la Shoah — pour mieux connaître son ennemi disait-il alors — au point d'aller l'étudier dans une université anglaise avec son épouse Salwa. Les deux hommes se retrouvent dans une association de parents de victimes et dans un mouvement pacifiste. Ils voyagent ensemble pour faire des conférences, à titre bénévole semble-t-il.
En dehors d'un message pour la paix, ce roman de non-fiction familiarise avec la vie en Israël et dans les Territoires occupés, le Mur, les contrôles aux check points, et les zones A B et C qui fragmentent les territoires palestiniens ; la zone A, de peuplement palestinienne, étant interdite aux ressortissants israéliens, mais accessible à tout moment à Tsahal, l'armée israélienne. Sans oublier une multitude d'anecdotes de registres divers que le lecteur arrivera plus au moins bien à rattacher au sujet.
Ce livre au titre étrange célèbre finalement la mémoire d'Abir et de Smadar tout en se lisant bien sûr comme un plaidoyer pacifiste. Dans ce pays marqué par le passage de nombreux oiseaux migrateurs, symboles de liberté, trouver une colombe de la paix s'avère pourtant difficile ! En 1987, le funambule Philippe Petit avait dû se contenter d'un vulgaire pigeon paresseux dans sa traversée symbolique de la vallée Hinnom entre quartier juif et quartier arabe. Mauvais présage.
• Colum McCANN : Apeirogon. Traduit par Clément Baude. Belfond, 2020 et 10/18, 2021, 642 pages. Prix du Meilleur livre étranger 2020 puis Grand prix des lectrices d'Elle et Prix Montluc Résistance et Liberté en 2021.