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Peu de romanciers ont choisi de fixer leur récit autour de l'An Mil. Avec Les Défricheurs d'éternité Claude Michelet se situait quelques décennies plus tôt et L’Égal de Dieu d'Alain Absire quelques décennies plus tard, ainsi le romancier israélien Avraham B. Yehoshua a visé au plus juste : son roman couvre les années 990 et se clôt pile en l'An Mil quand le navire de Ben-Attar redescend la Seine pour rejoindre Tanger…

 

Voyage vers l'An Mil est d'abord une histoire de commerçants juifs. En association avec son neveu Aboulafia et son compatriote musulman Abou Loutfi, le tangérois Ben-Attar organise un fructueux commerce d'exportations de produits d'Afrique du Nord vers l'Europe. Chaque été, Ben-Attar et Abou Loutfi prennent la mer avec un plein de marchandises jusqu'à Barcelone. Aboulafia franchit les Pyrénées pour rejoindre ses associés, réceptionner les marchandises et partager les profits des ventes de l'année réalisées en Languedoc, en Provence et jusqu'au Val de Loire. Mais cette fois-ci l'organisation a été différente : les deux hommes ont acheté une ancienne nef garde-côte, gréée d'une voile latine, l'ont copieusement chargée, et par l'Atlantique et la Seine ont gagné Paris où Aboulafia vient de s'établir en prenant femme. Et ils ne viennent pas seuls. Ben-Attar est accompagné de ses deux épouses dont nous ne saurons jamais les prénoms. Un rabbin andalou les accompagne, le Rav Elbaz, car les questions rituelles sont au cœur du roman comme on va bientôt le voir.

 

La situation familiale des personnages joue un rôle décisif dans ce roman situé à une époque où la mort rompt souvent le bonheur des couples encore jeunes. Ben-Attar s'est longtemps contenté d'une seule épouse ; désormais riche il a pris une seconde épouse, plus jeune, et l'a installée dans la maison qu'avait habitée son neveu Aboulafia. Celui-ci se retrouve veuf dans des circonstances fort dramatiques : sa femme s'est suicidée à la suite de la naissance d'une fille handicapée. Pour fuir la honte de n'avoir pas évité le drame, il a choisi de partir faire fortune chez les Francs. Plusieurs années durant, ce bel homme a vécu en célibataire jusqu'à sa rencontre à Orléans avec Esther-Mina. Ashkénaze originaire de Wermaizah (auj. Worms), elle est une jolie blonde aux yeux bleus qui elle aussi est veuve mais sans avoir eu d'enfant. Elle réside dans la maison de son frère Levitas, à Paris, triste localité à peu près réduite en ce temps-là à une île dans la Seine... Le rabbin andalou est également veuf, c'est pourquoi il a embarqué son jeune fils dans l'aventure et le gamin se trouve très content de grimper jusqu'en haut du mât de la nef.

 

Venons-en à l'essentiel du sujet : la bigamie. Cette question divise ashkénazes et séfarades. Épanoui dans sa culture ashkénaze qui entretient d'excellentes relations avec la communauté musulmane où la polygamie ne choque pas, Ben-Attar estime que la bigamie décuple l'amour au sein du foyer. C'est précisément cette idée qui choque dame Esther-Mina depuis que son jeune mari lui a décrit la situation de son oncle bigame. Elevée dans une stricte région rhénane et ashkénaze, Esther profère sa « répulsion » à l'encontre de ce personnage qu'elle a pris en grippe. En conséquence, l'association des marchands est menacée de rupture. C'est pourquoi Ben-Attar et Abou Loutfi ont pris la mer, pour tenter de convaincre Esther-Mina de revenir sur son jugement fatal. Et il y avait bien besoin d'un rabbin pour y parvenir. Mais après une première controverse dans un domaine proche de Paris et qui tourne à l'avantage de Ben-Attar, la détermination inflexible d'Esther-Mina comme de Ben-Attar conduit tout ce petit monde à prendre la route pour Wermaizah. Là, un second procès va provoquer un drame familial...

 

En revenant de Worms, lors de l'étape de Verdun, grand marché aux esclaves de ce premier Moyen-Âge, le très pragmatique Abou Loutfi prend contact avec des marchands d'esclaves, histoire de ne pas rentrer à vide à Tanger... Traversant la Champagne, il remarque un paysan qui utilise une charrue comme il n'en avait jamais vu, clin d'oeil du romancier au lecteur soucieux de l'inscription du récit dans l'histoire des techniques et de l'économie. Évidemment ce roman captive en priorité par la description des mœurs juives, des fêtes juives, et de la condition juive en Europe à un moment charnière. Un médecin a fait une révélation terrible à Ben-Attar : selon lui, quand les chrétiens réaliseraient que le Messie n'est pas revenu sur Terre au terme du millénaire pour les sauver, ils se vengeraient sur les juifs de leur voisinage. « Ceux-là ne vivront pas » prophétise-t-il. Pour Ben-Attar, malgré ses soucis et ses peines, il ne faudrait donc pas traîner et quitter au plus vite le royaume des Francs et retrouver sa patrie ensoleillée.

 

Avraham B. Yehoshua : Voyage vers l'An Mil. - Calmann-Lévy, 1997. Livre de Poche n°15611, 1998, 537 pages.

 

Né à Jérusalem en 1936, A.B. Yehoshua est l'auteur d'une œuvre romanesque largement traduite en français chez Calmann-Lévy. Le Prix Médicis étranger lui a été décerne en 2012 pour Rétrospective où se retrouve le thème de l'opposition entre séfarade et ashkénaze comme dans le Voyage vers l'An Mil. On trouvera sur Wodka une fiche sur son roman Le directeur des ressources humaines.

 

Tag(s) : #ISRAEL et MONDE JUIF, #HISTOIRE MOYEN AGE
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