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Slavisant réputé, Ettore Lo Gatto (1890-1983) fit une carrière universitaire à Naples, Padoue, Prague et surtout à Rome ; il traduisit en italien un grand nombre d'auteurs russes. Cette étude sur la capitale fondée par Pierre le Grand nous embarque pour deux siècles d'histoire littéraire fondée sur l'analyse de très nombreuses œuvres et accompagnée d'une foule de citations substantielles. La nouvelle capitale garda son nom jusqu'à la guerre de 1914 qui la débaptisa en Petrograd — moins germanique et plus russe — avant de prendre le nom de Léningrad jusqu'en 1992 pour redevenir finalement Saint-Pétersbourg.

 

De tous les chefs d'état que connut l'Europe depuis la Renaissance, Pierre le Grand est certainement l'un des plus originaux et des plus novateurs. Portant un intérêt soutenu aux techniques que maîtrisait l'Europe de l'Ouest, il y entreprit plusieurs voyages d'études et en ramena des experts étrangers et un profond intérêt pour la puissance navale de son pays. Impressionné par ce qu'il avait vu en Hollande, en Angleterre, en France et en Allemagne, il se lança dans une entreprise de modernisation forcée de la Russie contre l'avis de beaucoup de ses sujets nobles et ecclésiastiques au point d'obtenir une réputation d'Antéchrist. Engagé dans la guerre contre la Suède de Charles XII qui dominait la Baltique, il voulut d'abord créer une forteresse à l'estuaire de la Neva puis il décida d'y placer sa capitale en 1703 et la nomma Sankt-Piterburg. On qualifia cette fondation de « fenêtre ouverte sur l'Europe ». Convenait-il vraiment de créer ici la capitale de l'empire et d'abandonner Moscou ? Les écrivains en disputèrent dès le temps du règne de Pierre le Grand et au moins jusqu'au bicentenaire de la ville.

 

Le Cavalier d'Airain d'après Falconet. 1782

Le cavalier d'airain. Moscou était alors une ville de bois. Saint-Pétersbourg serait une ville de pierre érigée sur une zone de marécages. « Une machine énorme lancée à l'aventure… » notait l'ambassadeur saxon Lefort en 1728. Sa construction coûta de nombreuses vies humaines et Saint-Pétersbourg se chargea rapidement d'une réputation tragique accentuée par la fréquence des inondations (ce qu'on retrouve encore en 1929 dans le roman de Zamiatine). La ville grandissait et il fallait célébrer son fondateur. En 1768 Catherine II ordonna que soit érigée une statue de Pierre le Grand sur un modèle dû à Falconet. « Petro Primo - Catharina Secundo » souligne l'inscription gravée voulue par l'impératrice. Le monument fut inauguré en 1782 et célébré par Pouchkine, dans Le cavalier d'airain (écrit en 1833 et publié après sa mort en 1837). Dans ce poème, la belle Paracha est noyée par une terrible inondation comme celle de 1824 et son amoureux, le bureaucrate Eugène, murmure dans sa démence des paroles de malédiction à l'encontre du souverain coupable d'avoir choisi un site inapproprié pour sa capitale ; mais le cavalier d'airain descend de son cheval et se lance à la poursuite du pauvre type toujours amoureux de la morte.

Pierre le Grand avait fondé en autocrate une ville rendue superbe par les architectes notamment italiens appelés par ses successeurs, mais le régime restait plus tyrannique encore à l'âge de la génération romantique après le règne d'Alexandre Ier. C'était le temps où l'émigré Joseph de Maistre développait ses réflexions sur le gouvernement conservateur dans Les Soirées de Saint-Pétersbourg (1821) et où les poètes russes rivalisaient de lyrisme. Ami de Pouchkine, Adam Mickiewicz décrivit lui aussi le cavalier d'airain :

 

« Le tsar Pierre a lâché la bride à son cheval,
On voit qu'il allait à cheval en écrasant tout sur sa route,
Et d'un bond il a sauté jusqu'au bord du socle.
Déjà le cheval fou relève ses sabots dans les airs,
Le tsar ne le retient pas, le cheval ronge son frein,
On devine qu'il va tomber, brisé en mille morceaux,
Depuis un siècle il est là, il prend son élan mais ne retombe pas,
Comme une cascade de granite qui tombe
Et qui prise par le gel reste suspendue au dessus du précipice.
Mais quand le soleil de la liberté brillera
Et qu'un vent occidental réchauffera ces Etats
Que deviendra-t-elle la cascade de la tyrannie ? »

 

Après l'insurrection des Décembristes en 1825, celle de Varsovie en 1831 venait d'être écrasée par Nicolas Ier...

 

Le couvent Smolny, l'une des plus belles réalisations de Rastrelli, doit son nom à d'anciens entrepôts de goudron. Il fut commandéà l'architecte italien par Elisabeth Ière qui désirait y finir ses jours. Lithographie de Ferdinand Perrot, 1841, Musée de l'Académie des Beaux-Arts de Saint-Pétersbourg.

 

Une ville et des palais. Les palais sont liés aux plus grands noms de l'architecture : le palais Stroganov de Rastrelli, le palais Anitchkov de Zemtsov, le palais Chouvalov de Quarenghi, sans oublier le théâtre Alexandrinski de Rossi ou le couvent Smolny de Rastrelli. Mais les écrivains à venir ne manqueront pas de lui trouver nombre de défauts. Le marquis de Custine, après avoir noté qu' « une ville de palais, c'est majestueux » énumère les critiques en homme qui n'aimait pas trop la Russie :

« l'imitation des monuments classiques vous choque quand vous pensez au climat sous lequel ces modèles sont maladroitement transportés (…) Pour socle à des péristyles grecs, il faudrait des monts ; ici, il n'y a nul accord entre les inventions de l'art et les données de la nature, et ce manque d'harmonie me choque à chaque instant… Le contresens me paraît ce qu'il y a de plus caractéristique dans l'architecture de cette immense ville qui me fait l'effet d'une fabrique de mauvais style dans un parc ; mais le parc c'est le tiers du monde, et l'architecte Pierre le Grand.»

Toujours à propos d'architecture, Gogol notait qu' « il y avait à Pétersbourg quelque chose qui rappelait une colonie européenne d'Amérique : la même carence de tout esprit national et la même abondance d'apports étrangers non encore fondus en une masse compacte. » D'après l'essayiste, il paraît que Gogol aurait préféré l'art gothique…

 

La perspective Nevski. En revanche, Gogol s'enthousiasmait quand même pour l'artère principale : « Il n'y a rien de plus beau que la perspective Nevski ». Elle lui permet de mettre en scène ses habitants en une « physiologie » de la ville et il écrit que « les personnages semblent sortir des illustrations des revues de mode exposées en vitrine » tant côté soleil que côté ombre de l'avenue. « À peine se trouve-t-on dans cette rue qu'on se sent aussitôt disposé à la flânerie ». Mais en fait tout n'est que mensonge : « le démon lui-même allume les lampes et éclaire homme et choses, pour les montrer sous un aspect illusoire et trompeur. » Les palais bâtis par les grandes fortunes ne sont qu' une façade élégante qui cache « un terrible drame », celui de la misère populaire. La « Palmyre du Nord » malgré son « atmosphère de caserne et de décor de théâtre » ne doit pas faire oublier une structure sociale en plein bouleversement qui produit à côté des palais aristocratiques et des immeubles administratifs, les quartiers bourgeois des raznotchintsy ou roturiers, et les taudis des petites gens accourues des campagnes russes. « Que d'or et d'argent elle amassa / Réduisant les autres à la misère » conclut M. A. Dmitriev. Dans sa Physiologie de Pétersbourg puis dans La vie et les aventures de Tikon Trosnikov Nékrassov décrivait en 1844 les types sociaux de la capitale, depuis les postillons jusqu'au librairie du marché couvert. À leur tour, Gontcharov (Oblomov), Tourgueniev (Fantômes), Dostoïevski (Pauvres Gens, Les Nuits blanches), Lermontov placèrent leurs récits à Saint-Pétersbourg dont les fameuses « nuits blanches » suggéraient du lyrisme à Saltykov-Chtchédrine que Lo Gatto qualifie par ailleurs d' « écrivain satiriste russe le plus important » quand il disséquait les différentes couches de la bureaucratie de la capitale.

 

Vue de la perspective Nevski, du palais Anitchkov, et du pont sur la Fontanka. Gravure anonyme du XVIIIè siècle. Musée de l'Académie des Beaux-Arts de Saint-Pétersbourg

 

Les deux capitales. Moscou et Saint-Pétersbourg, comme deux sœurs ennemies, deviennent dès les années 1840 le centre d'un grand débat, celui qui oppose les slavophiles aux occidentalistes. Moscou demeurait la ville des hommes portant la barbe et des grands-mères en foulard. Les slavophiles, menés par le philosophe Ivan Kiréïevski, étaient les héritiers de la vieille noblesse moscovite à la culture orthodoxe traditionnelle. Dans Natalia fille de boyard, Karamzine avait écrit en 1792 « Qui de nous n'aime pas le souvenir des temps où les Russes étaient russes, s'habillaient à la russes avaient encore leur propre allure, avaient foi en leurs coutumes ancestrales ». Plus tard Ivan Aksakov demanderait que Pétersbourg soir reniée, repoussée comme Satan, de même que les “vieux croyants” avaient jeté l'anathème sur l'Antéchrist à savoir Pierre le Grand. Dans un article enflammé intitulé Nous aurons Constantinople, Dostoïevski avait imaginé durant la guerre russo-turque de 1879 que l'empire se donnerait une autre fenêtre sur le monde, le monde orthodoxe ; cela aurait entraîné le rabaissement de Pétersbourg… L'objectif de Constantinople était ancien : dès l'époque des Varègues et de la Rus' de Kiev, les princes russes lorgnaient sur Tsargrad, alias Constantinople…

Au XIXe siècle, les supporters de Pétersbourg étaient les partisans de l'ouverture européenne et appartenaient à la bourgeoisie éclairée. Avec Herzen, Tchaadaïev était leur autre leader, mais loin de considérer le retard de la Russie comme un handicap, il en était venu à considérer que l'isolement qu'elle avait subi lui permettrait, dernière à approcher la civilisation européenne, de profiter de tous ses progrès récents. Quand Herzen publia en 1851 Sur le développement des idées révolutionnaires en Russie, Pétersbourg était bien devenue la porte d'entrée de toutes les idées nouvelles.

 

Quand on fêta le bicentenaire de la capitale, à la veille de la Révolution de 1905, et à fortiori à la veille de la Révolution de 1917, l'opposition entre les deux cités n'était plus aussi criante. Toutes deux avaient connu une forte industrialisation, une urbanisation rapide, l'arrivée d'équipements modernes (gares, tramways, téléphone…). Si les grands mécènes collectionneurs de peintures françaises vivaient à Moscou, les grandes banques avaient leur siège à Saint-Pétersbourg. Voici Andreï Biély publiant Pétersbourg son roman moderniste en 1913. Voilà Vladimir Maïakovski qui dans sa Dernière fable pétersbourgeoise fait descendre Pierre le Grand de son cheval, le cheval du piédestal monumental de Falconet : ils sont allés boire une grenadine à l'hôtel Astoria sur la place du Sénat !

 

Et maintenant l'eurasisme. La révolution bolchevique avait été opérée en octobre 1917 par des occidentalistes convaincus puisque marxistes. Les nécessités de la guerre civile conjuguées à l'atout d'un réseau ferroviaire en étoile pour les trains blindés de Trotsky permirent à Moscou de redevenir capitale mais d'un pays différent, une Union de Républiques Socialistes Soviétiques, aux intentions internationalistes (Komintern). Le siège de 1941-43 faillit détruire l'œuvre majeure de Pierre le Grand à Catherine II tant la ville fut une grande martyre avec des centaines de milliers de morts et des palais pillés par les nazis. Elle résista, mais sa fenêtre sur l'Europe était fermée, tant que durerait la Guerre froide. Aujourd'hui, après la mort d'Ettore Lo Gatto et la disparition de l'URSS, le patriotisme russe comme la géopolitique auraient plutôt tendance à mettre en avant l'eurasisme : séparée de l'Europe au libéralisme décrié, la Russie nouvelle forme un bastion à la fois asiatique et est-européen qui se suffit à lui-même, un pôle continental à la manière du Heartland de John Mackinder avec en perspective une éventuelle ouverture sur l'Arctique à cause du réchauffement climatique… Et Saint-Pétersbourg est devenue un spot du tourisme international avec ses « nuits blanches » et ses musées : Vladimir Fedorovski a publié Le roman de Saint-Pétersbourg à l'occasion du tricentenaire de sa ville préférée.

 

 

Ettore Lo Gatto : Le Mythe de Saint-Pétersbourg. Histoire, légende, poésie. Traduit de l'italien par Christine Ginoux. Éditions de l'Aube, poche, 2003 [Il mito di Pietroburgo, Feltrinelli, 1960], 341 pages.

 

Tag(s) : #LITTERATURE RUSSE, #HISTOIRE 1789-1900
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