Tenant à la fois du roman et du document, le colossal ouvrage de Zakhar Prilepine permet de découvrir le prototype du Goulag. Situé dans la baie d'Onega, au cœur de la mer Blanche, l'archipel des Solovki est connu pour abriter depuis le XVe siècle un monastère renommé — monastère, en russe обитель, est d'ailleurs le titre original de cet immense roman historique — transformé dès 1923 en un vaste camp de concentration qui fonctionnera jusqu'en 1939. Parce qu'un arrière-grand-père avait été déporté dans ce camp, et qu'il avait évoqué à table les prisonniers, les zeks, et les tchékistes qu'il avait côtoyés, Zakhar Prilepine s'est intéressé à ceux qui connurent ce camp pour nous donner un roman aux multiples facettes et qui lui a valu en Russie de prestigieuses récompenses littéraires.
Nous sommes ici dans le grand roman russe ! Une multitude de personnages, des scènes d'une brutalité écœurante, des discussions à n'en plus finir, parfois dans la tradition des héros de Dostoievski, des descriptions magnifiques de la nature et une histoire d'amour improbable : le programme est tentateur.
On va découvrir ce complexe pénitentiaire en suivant les pensées et les gestes d'un jeune homme, Artiom Goriaïnov, qui est condamné pour parricide et non pas pour délit politique à la différence de la plupart des détenus qui peuplent le camp. Artiom fait longtemps mystère de la raison de sa condamnation. Il semble arrivé presque comme un touriste, il regarde, il évite de se prononcer sur les sujets politiques, mais il est prêt à discuter avec des popes, il cherche à éviter les corvées les plus pénibles après avoir participé aux dures activités forestières. Il se soucie des colis alimentaires que sa mère lui envoie et qui causent des tensions avec d'autres prisonniers, spécialement des truands car il y a toujours dans ces camps des droits communs redoutables comme on le sait depuis qu'on a lu Soljenitsyne.
Plus redoutables encore sont les bourreaux, les tchékistes, criminels professionnels qui servent d'encadrement dans ce camp perdu aux confins de l'Arctique : de Tkatchouk, Gorchkov, Sannikov on doit tout craindre. Sanguinaires et impitoyables, obéissent-ils même au directeur du camp ? N'outrepassent-ils pas leur fonction ? En face d'eux, cela murmure, chuchote et conspire bien sûr chez les détenus. Adversaires des bolcheviks de tous horizons, anciens soldats de toutes les armées blanches, ordinairement qualifiés de contre-révolutionnaires — « kaers » — voilà qu'Artiom est amené à les fréquenter sans cesse, à discuter avec Vassili Petrovitch le cueilleur de baies et de myrtilles, avec Afanassiev le poète de Saint-Petersbourg, avec Moïsseï Solomonovitch qui chante et tient les comptes du camp, avec Bourtsev et Mezernitski qui seront au cœur d'une conspiration réprimée dans le sang, tandis qu'Ossip Troïanski était chargé de distiller l'eau de mer pour mettre l'iode en bouteille et que Krapine élevait des renards près de la réserve naturelle créée par le chef du camp.
De l'équipe du mythique train blindé de Trotski en 1919 viennent les deux autres personnages essentiels du roman, le chef de camp Fiodor Ivanovitch Eïkhmanis, mi-russe mi letton, et sa secrétaire Galia Koutcherenko, deux complices dont l'idylle n'a pas vraiment pris corps. C'est un peu par dépit amoureux que Galia lui préfèrera Artiom : alors seront réunis les amants du goulag — dans une même condamnation à trois ans de camp. Au risque de choquer le lecteur, Eïkhmanis sort pratiquement héroïsé de ce livre : il semble avoir fasciné Zakhar Prilepine qui débusque à la fois ses idées pour animer culturellement le camp des Solovki et (en épilogue) les étapes de sa carrière de tchékiste depuis la guerre civile jusqu'aux grandes purges staliniennes qui lui seront fatales.
S'il est quasiment impossible de mentionner ici toute la richesse thématique de ce roman total, certaines pages, certains passages (le livre n'est pas organisé en chapitres) frappent particulièrement. Si l'insistance obsessionnelle pour la nourriture appartient aux attendus du lecteur, comme la déchéance des corps torturés et souffrants, une très longue scène de confession collective hystérique des détenus réunis dans un mitard balance au lecteur un véritable uppercut. À moins qu'on ne retienne plutôt les soldats tirant sur les mouettes sur l'ordre du nouveau chef du camp qui n'imaginait pas comme son prédécesseur qu'elles planaient sur le camp telles les âmes des morts.
Un livre dur et inoubliable… par l'auteur de San'kia.
• Zakhar Prilepine : L'Archipel des Solovki. Traduit du russe par Joëlle Dublanchet. Actes Sud, 2017, 820 pages.
Né en 1975 dans l'oblast de Riazan, Zakhar Prilepine a étudié la linguistique à l'université de Njni-Novgorod, ville où il a animé le Parti national-bolchevique jusqu'en 2019. Officier OMON durant la première guerre en Tchétchénie, il a récemment participé à la guerre dans l'Est de l'Ukraine, d'où il a tiré les chroniques de Ceux du Donbass, soulignant ainsi son engagement anti-Européen. Ses livres lui ont valu de nombreux prix en Russie.