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Ève Charrin apporte une nouvelle pierre à l’édification du « roman vrai de la société française », grâce au « parlement des invisibles » lancé par P. Rosenvallon. En voilà bien des invisibles : les chauffeurs-livreurs. Des gêneurs que l’on feint de ne pas voir, pourtant les chevilles ouvrières de notre société de services et de consommation. D’ailleurs, leurs employeurs n’appréciaient pas son enquête « parce qu'ils ne voyaient rien là qui puisse servir l’image d’une enseigne auprès des clients et des actionnaires. Pollution, encombrements, ouvriers : triple repoussoir » ! Pourtant 290 000 personnes exercent ce métier, soit en tournées urbaines, porte-à-porte, soit périurbaines, sur de plus longues distances. La journaliste en a accompagné quelques-uns dans leur course quotidienne à travers Paris. Certes, livrer en ville est plus stressant ; cependant la plupart des chauffeurs déclarent aimer ce qu’ils font ; même mal considérés, ils y trouvent une certaine forme de réalisation d’eux-mêmes.

 

Pour Michel, « Paris c’est l’enfer! ». Entre les riverains qui se plaignent du bruit des camions à six heures du matin, les insultes des automobilistes quand ils stationnent en double file, les P.V., les remarques racistes quand on est noir comme Léon, le tutoiement dégradant des réceptionnistes et les plaintes des clients pour retard de livraison, « il faut être zen, savoir prendre sur soi et se taire » poursuit Michel. Mais les chauffeurs livreurs apprécient de ne pas « avoir la pression d’un patron sur le dos ». Ils se sentent libres, surtout ceux qui livrent sur longues distances, comme Mohammed ; avec trente ans de métier, à bord de son 40 tonnes c’est « l’aristocratie des transports ! »

Sami, lui, fait de chaque liste de livraison un défi, un jeu de course contre le temps, à huit clients de l’heure malgré les embouteillages des beaux quartiers ! Néanmoins leur liberté se réduit aujourd’hui ; à flux tendu, les cadences deviennent infernales et la surveillance à distance pesante : logiciel d’optimisation du plan de tournée, suivi GPS, chronotachygraphe et … le terrible permis à points !

Il y a pire pour ces employés maison en CDI : les entreprises recourent de plus en plus à des chauffeurs venus d’Europe de l’Est et à des sous-traitants, plus flexibles. La solidarité entre chauffeurs-livreurs laisse place aux conflits ; Mohammed regrette les échanges avec collègues et clients, ce lien social tissé quand il avait du temps.

Ève Charrin a compris que « pour saisir quelque chose du monde il vaut mieux parfois tourner le dos à la scène ». Dévoiler un nouveau secteur de la machinerie des invisibles, en « raconter la vie », nous fait prendre conscience de leur importance sociale. À découvrir sur le site !

 

Ève Charrin. La Course ou la Ville. Seuil, coll. Raconter la vie. 2014, 72 pages.

 

Chroniqué par Kate

 

 

Tag(s) : #SOCIETE, #ESSAIS, #RACONTER LA VIE
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