Ancien militant de la LCR, professeur de science politique passé par plusieurs universités européennes, Enzo Traverso enseigne actuellement les sciences humaines à Cornell University à Ithaca dans l’État de New York. Ses nombreuses publications d'histoire contemporaine ont porté sur le monde juif, sur la violence politique, sur le fascisme et le totalitarisme.
Ces réflexions sur l'histoire de la révolution et des révolutionnaires sont inspirées par Marx, Trotsky et Walter Benjamin. Pour écrire Révolution, il emprunte à ce dernier le concept d'« image dialectique » censé mettre en relief des points clefs de l'histoire mieux qu'une approche chronologique. Inutile donc de chercher dans ce livre un manuel détaillé de telle ou telle révolution, — comme l'auteur en prévient le lecteur page 30. On peut seulement noter que les représentants du marxisme, de la révolution russe et du communisme y tiennent une place hégémonique.
Par ailleurs, l'éditeur français ayant choisi un sous-titre à demi trompeur, celui de l'édition originale américaine, « An intellectual history », doit servir de boussole pour apprécier cette méditation originale sur le fait révolutionnaire et les hommes qui l'ont pensé.
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Les Révolutions atlantiques issues des Lumières inspirent peu l’auteur car elles n’ont pas critiqué le capitalisme. Contemporaines d'une industrie aux machines nourries de charbon, les Révolutions du XIXe siècle l’intéressent davantage en raison de l'ascension de la classe ouvrière. La Commune parisienne de 1871 préfigure la Révolution de russe aux yeux des socialistes. Surtout 1917 marque une rupture radicale, entame « un nouveau cycle dans l'histoire des révolutions », parce que la prise du pouvoir du parti bolchevik aboutit à un régime inspiré par le marxisme, gouverné au nom du socialisme et guidé par le drapeau rouge du communisme. C’est donc la triade Marx-Lénine-Trotski qui sert d’horizon essentiel à cet essai fortement euro-centré quoiqu'en dise la 4ème de couverture. L’auteur organise ses investigations en six parties. Voici un très rapide aperçu de ce qu'on y trouve.
« Les Locomotives de l’histoire » inaugurent des réflexions d’ordre économique au siècle du Progrès, de l'industrialisation en Europe, et des insurrections populaires où l'on érige des barricades. C'est l'ère qui découvre la vitesse avec le chemin de fer dont les réseaux s'étendront jusqu'aux années 1920. C'est l'ère du temps maîtrisé qui régule les horaires ferroviaires et le temps de travail en usine. C'est aussi l'utilisation des trains pour la guerre civile au Mexique ou en Russie.
Le second chapitre, « Corps révolutionnaires », s'intéresse au peuple insurgé, à la violence déchaînée, à l'idée de régénération du corps social et aux « fantasmes eugénistes » de Trotski, à la sexualité libérée selon Alexandra Kallontaï, comme à la taylorisation du travail revue par le stalinisme.
Dans « Concepts, symboles et lieux de mémoire », l'auteur traite de la doctrine révolutionnaire, de la dictature du prolétariat, ainsi que de la contre-révolution, des destructions iconoclastes et de « l'invention d'une nouvelle tradition » faite de symboles que la photo, l'affiche et le cinéma ont su traiter. Le tableau célèbre d'El Lissitzky Battre les blancs avec le coin rouge (1919, Tate Gallery, Londres) illustre la guerre civile que les Rouges n'avaient pas encore gagnée tandis que l'immense fresque de Diego Rivera, L'Homme contrôleur de l'univers (1934, Palais des Beaux Arts, Mexico) célèbre les ambitions universelles de la révolution bolchevique à l'heure où Staline faisait périr les paysans ukrainiens et envoyait ses concitoyens au goulag. — l'auteur explique longuement qu'il y voit une « image de pensée » devenue « lieu de mémoire du XXe siècle. »
Passons au noyau dur du livre. En une centaine de pages sous l'intitulé « L’intellectuel révolutionnaire, 1848-1945 » Enzo Traverso brosse une série de portraits de révolutionnaires, qu'ils soient marxistes ou anarchistes ou inclassables. Certains, notamment parmi les moins connus, bénéficient d'une attention particulière de l'essayiste, tel le photographe allemand August Sander — jadis découvert en lisant le roman de Richard Powers Trois fermiers s'en vont au bal — célèbre pour ses portraits d'intellectuels prolétariens. Pour l'auteur, il s'agit de déclassés « lumpen ou bohémiens », qui souvent ont été des proscrits. Il s'agit aussi de journalistes comme le montrent, aux pages 334-340, les fiches de six séries d'intellectuels révolutionnaires des années 1800-1950. Dans ce chapitre particulièrement riche en références Enzo Traverso réfléchit à « la fonction des intellectuels dans la société moderne » en suivant les analyses d'Antonio Gramsci. Une large place est faite aux intellectuels juifs d'Europe centrale et orientale, en rupture avec la pratique religieuse, figures du « juif non-juif » d'Isaac Deutscher, formant la couche intellectuelle « la plus sensible à l'appel de la Russie bolchevik ». Ces marginaux, Max Weber les qualifiait de « peuple paria » et après lui Hannah Arendt d'intellectuels apatrides. Ainsi s'explique-t-on l'anti-intellectualisme des plus nationalistes. Des réflexions intéressantes concernent aussi les antifascistes et les compagnons de route des partis communistes. Ainsi se définit un idéal-type de l'intellectuel révolutionnaire de ces années : engagement idéologique, engagement moral, marginalité bohème, mobilité et cosmopolitisme.
« Entre liberté et libération » analyse la différence entre ces deux notions en suivant Hannah Arendt (De la révolution, 1963) à qui il est reproché de ne pas juger positivement les révolutions coloniales. On retrouve aussi dans ce chapitre la conception de Walter Benjamin sur le concept d'histoire. Pour lui la révolution est un « signal d'alarme capable d'arrêter la course du train vers la catastrophe. » A moins, ce que l'auteur ne dit pas, que ce soit la révolution qui aboutisse à la catastrophe...
« Le caméléon communiste » considère enfin l'évolution du communisme modelé par des bolcheviks « convaincus d'agir selon les lois de l'histoire », déformé par la dimension militaire des événements dès 1918, et rapidement devenu anticolonialiste.
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Enzo Traverso est certainement nostalgique d'une période révolutionnaire révolue que couronnait l'existence de l'URSS et ce n'est pas avec ce livre qu'on apprendra quoi que ce soit sur les révolutions populaires qui ont mis par terre les régimes communistes dictatoriaux autour de 1989 en Europe. Sans doute n'y verrait-il que d'abominables contre-révolutions. De même les révolutions arabes du début du XXIe siècle sont totalement absentes. Pourtant l'auteur souhaitait « réhabiliter le concept de révolution comme clef d'interprétation de l'histoire moderne » (page 13). Au lieu de quoi nous avons un livre érudit et captivant sur les passions des hommes et leurs illusions.
• Enzo Traverso : Révolution. Une histoire culturelle. - La Découverte, 2022, 461 pages. [Revolution. An intellectual history, Verso, 2021]. La couverture de l'édition française est illustrée par une peinture de Petrov-Vodkin, “Fantasia”, datant de 1925, du Musée Russe de Saint-Pétersbourg. Les notes de bas de page servent d'utile bibliographie, très souvent en français. Un regret : l'absence d'index des noms de personnes.