Aristide Bruant est connu pour nous avoir conté les bas-fonds de Paris dans un style populaire et très anecdotique. Dans cet ouvrage savant, au contraire, l'écrivain anglais Kellew Chesney (1914-2004) s'est livré à l'exploration des bas-fonds de Londres en se fondant sur la lecture d'ouvrages de l'époque victorienne.
Entre les années 1830 et les années 1880, l'Angleterre est en pleine phase d'une industrialisation génératrice d'injustices. La misère populaire est devenue gigantesque. Les paroisses d'Angleterre et du pays de Galles, groupées en Unions, sont tenues depuis la Poor Law Act de 1834 de disposer d'asiles pour les miséreux, mais les dispositions sévères de la loi en éloignent beaucoup. Londres rayonne sur le monde mais la fortune ne sourit pas à la majorité de ceux qui y vivent ou qu'elle attire. Il ne s'agit pas pour Chesney d'étudier les « classes dangereuses » de manière systématique, plutôt de donner vie aux multiples visages de la pègre, du demi-monde, des paumés, des travailleurs pauvres, des indigents, etc.
Aux frontières de la pègre, voici les navvies. Ce sont les ouvriers itinérants qui construisent les chemins de fer : le réseau le plus dense du monde. Cette main-d'œuvre flottante, commandée par les gangers, a une sale réputation, accusée de vols, d'incendies, de viols dans les parages des chantiers. Mais à Londres ce sont d'autres ambulants, les costers (costermongers) vendeurs de fruits et légumes, qui sont tenus comme le milieu le plus dangereux, à la limite de l'indigence et agressifs envers la police, tandis que les ramoneurs traînent une réputation de cambrioleurs. Après 1845, l'épisode de la famine irlandaise déverse sur l'Angleterre des populations gravement démunies vouées au nomadisme ou s'entassant dans les pires taudis de Londres. Ce sont les nethersken où l'on s'entasse dans la crasse et la promiscuité en ignorant hygiène et morale puritaine. L'auteur évoque Charles Dickens visitant des taudis de plusieurs quartiers avec des inspecteurs de police — l'auteur d'Oliver Twist s'est donc bien documenté — rien de bien difficile car les bas-fonds commencent dès le voisinage de la City, surtout vers l'Est, et s'étendent jusqu'au port.
Wentworth Street, à Whitechapel, estampe de Gustave Doré, 1872 - source : Gallica-BnF
Moins que dans Regent Street ou le Strand, bien surveillés par une police londonienne qui vient d'être modernisée et renforcée, la petite criminalité des pickpockets (buzzers) s'en donne à cœur-joie dans les quartiers portuaires. Ils sont parfois qualifiés de gonophs, ces adolescents à l'air famélique qui font du vol à la tire (dipping). Les rassemblements chartistes de 1848 voient les pickpockets très actifs. Certains jeunes truands se spécialisent dans le vol du linge en train de sécher ou snowing. Dans les années 1850 et 60, les omnibus encore réservés à une clientèle aisée attirent les petits voleurs agiles. La mode du temps — avec manchons et grandes robe — permet aux voleuses de camoufler aisément leurs prises après un vol à l'étalage. Évidemment, les vols sont plus audacieux de nuit, profitant du mauvais éclairage public ; les bourgeois isolés risquent l'agression des rampsmen, qui usent silencieusement de la matraque (neddy) et non d'arme à feu. L'année 1862 connaît un maximum d'attaques par garrottage ; on parle même d'une vague de « thuggisme » comme aux Indes : on pendit en 1863 plus de gens que dans les décennies précédentes. Les cambrioleurs les plus astucieux essaient de s'introduire chez les riches en obtenant les faveurs des domestiques de même qu'une servante sans emploi peut renseigner sur les intérieurs qui en valent le coup. Rien là de propre à l'époque victorienne. Cependant celle-ci a connu le premier vol spectaculaire à bord d'un train en mai 1855 : douze mille livres sterling en numéraire et en lingots envoyés de Londres à Paris pour financer la guerre en Crimée. Pierce et ses complices furent arrêtés — cent ans avant l'affaire du train postal Glasgow-Londres de 1963.
Tout un chapitre est consacré aux mendiants et les trucages ne manquent pas pour inciter à la charité ; ainsi des faux épileptiques convulsionnaires. Le nombre des jeunes mendiants souvent dressés par des maîtres dépasse celui des adultes et outrepasse la capacité des dépôts de mendicité, lieux qui inspirent la terreur aux jeunes délinquants expliquant leur fidélité envers leurs maîtres. Toutes sortes de trucages sont aussi répertoriés par l'auteur : match de boxe truqué, course hippique truquée, fausse monnaie, escroqueries en tous genres. Le cas pendable d'une certaine Rachel Leverson, commerçante en produits cosmétiques frauduleux, propriétaire d'une « maison de rendez-vous » dans New Bond Street et escroc d'envergure qui faisait chanter sa cliente Mrs Borrodaile au moyen de lettres d'amour, retient longuement l'attention de l'auteur. Dans ce pays connu pour aimer les animaux, il est remarquable que les combats de coqs ont été interdits, mais la pègre continue d'organiser des combats de chiens et de chiens contre des rats. Toujours au rayon des spectacles attirant la foule, il faut citer les pendaisons devant la prison de Newgate, mais aucune n'a eu autant de public que l'exécution de l'assassin John Gleeson avec une foule évaluée à cent mille personnes à Liverpool en 1849...
Dandy Pickpockets, Gravure d'Isaac Robert Cruikshank (1789-1856). Wikipedia Commons.
K. Chesney termine son tour d'horizon en étudiant la prostitution dont l'ampleur est à la mesure de la métropole. Casinos, cafés, bals et théâtres attirent les femmes légères du côté de Haymarket. « Actrice » y était souvent synonyme de demi-mondaine et de prostituée. Mais la particularité de l'industrie du sexe dans la « Babylone » victorienne semble être l'importance des maisons de passe comparée au nombre réduit de maisons closes patentées sur le modèle du continent. L'Etat n'exerçait que peu de contrôle sur cette activité qui tentait les filles pour sortir de la misère dès l'adolescence. Pour contrer les maladies vénériennes la loi autorisa en 1864 l'inspection sanitaire des prostituées, surtout près des garnisons, vu l'ampleur de la syphilis dans les armées. En 1870, Josephine Butler, secrétaire de la Ladies' National Association, fit campagne contre cet examen vaginal obligatoire en dénonçant l'atteinte à la pudeur qui en résultait. Les lois sur les maladies vénériennes furent suspendues en 1883 et abrogées trois ans plus tard. La loi interdit toute espèce de proxénétisme en 1885. L'auteur ne dit mot du résultat.
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En conclusion Kellow Chesney estime que « l'assaut permanent de la pègre sur le reste de la population » tendait à s'atténuer, que « les hordes d'épouvantails vociférants qui avaient infesté le Londres de la Régence n'étaient plus que des reliques », que l'ordre public s'améliorait, que « la pègre avait été décapitée » avec la contribution de l'émigration et des progrès de l'alphabétisation. Ainsi les « classes dangereuses » seraient entrées dans le rang de la bonne société... Le lecteur comprendra bien que cet essai, pour célèbre qu'il soit, demande à être sérieusement complété par des études universitaires solides fondées sur les archives, comme Les Bas-fonds. Histoire d'un imaginaire de Dominique Kalifa (Seuil, 2013). Enfin, le titre français laisse penser que cet essai comporte l'étude des crimes de sang, mais il n'en est rien, le titre original est clair : Underworld ; il ne s'agit pas des crimes de Jack l’Éventreur ni de la naissance des romans policiers.
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• Kellow Chesney : Les bas-fonds de Londres. Crime et prostitution sous le règne de Victoria. - Robert Laffont, 1981 et Tallandier, collection Texto, 2007. [The Victorian Underworld, 1970]. L'illustration de couverture est extraite de l'œuvre du peintre hongrois Gyula Asztalos (1900-1972), A flirtatious Barmaid.