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    Sous-titré "Pétit minitaire", Sozaboy est un texte original par sa langue et par son sujet. Dans l'édition de poche "Babel" on précise : roman écrit en « anglais pourri » du Nigeria — on devine aussitôt le talent des traducteurs, Samuel Millogo et Amadou Bissiri, de Ouagadougou (Burkina Faso). Dans sa préface, Willliam Boyd compare Sozaboy à un Candide africain.

    Précisons ces deux éléments : Ken Saro-Wiwa a magnifiquement adapté sa langue à son sujet : la guerre du Biafra (1967-1970) vue par un enfant-soldat non scolarisé. Le roman a été adapté au théâtre en France en 2005.

Un trop jeune soldat

    L'histoire commence avant le drame de la guerre dans le bonheur rural de l'enfance africaine : « Quand même, chacun était heureux dans Doukana d'abord.» Méné, alias Sozaboy est largement analphabète, vit avec sa mère et devient apprenti chauffeur ; il commence alors à élargir son horizon mais la guerre le rejoint. Il se retrouve enrôlé, dépassé par les enjeux, prisonnier, blessé, orphelin et sans ami(e).

    Le récit ne permet par de comprendre la guerre du Biafra au sens historique de la compréhension des événements dans leur déroulement ; il n'est pas écrit pour cela, c'est clair, mais pour nous faire entrer dans la tête de Sozaboy; et nous y découvrons la vision déconcertante qui s'offre à lui. Ainsi, témoin de scènes de pillage, il croit que les villageois sont en train de déménager et il ne comprend pas ce qu'il voit. Il comprend mal également les souvenirs de guerre contre "Hitla" que raconte un vétéran qui a fait la seconde guerre mondiale dans l'armée britannique.

Un style adapté

Le roman s'ouvre sur le chapitre "Niméro Un" : cette première déformation d'un mot sert à enfoncer le clou d'une langue enfantine et populaire dans l'esprit du lecteur qui aura continuellement des efforts à faire pour bien comprendre le texte : Sozaboy erre dans un monde qu'il comprend mal, le lecteur bute sur le sens des mots, sur les pierres du récit.

Sozaboy, pas encore "pétit minitaire", rencontre dans un bar une serveuse revenue de Lagos ; cette Agnès est un peu trop délurée pour lui. Voici leur première rencontre :

 

«Donc cette nuit, j'étais dans Banguidrome africain là. D'abord y a pas les gens en pagaille. Je commande une bouteille de bangui avec la serveuse. Serveuse-là c'est une jeune fille. Quand elle marche son fesse commence danser. Son sein c'est vraie ampoule 100 watts — débout comme çà on dirait montagne. Et quand je vois tout ça là; mon bonhomme commence débout un peu un peu. (…)
— C'est quoi tu es là regarder là toi ? c'est ça elle m'a demandé.
— Je regarde rien, j'ai répondu.
— Mais pourquoi tu voles me regarder à côté à côté là ? elle a demandé encore.
— Voler te regarder à côté à côté ? je lui ai dit.
— Tu es là regarder mon sein, tabataba là ? Faut bien regarder maintenant.
Avant même que je vais pouvoir ouvrir mon zyeux, net, elle a soulevé sa robe et voilà ses deux seins là comme calebassees devant moi. Mon Dieu! C'est quoi ça même ? Est-ce que fille-là ne connaît pas honte ? Ça dure pas même, et puis fille-là met son sein dans son zhabit encore.

Les aventures militaires sont évidemment plus tristes que la séquence du bar… Mais le style contribue toujours à nous faire partager le sentiment d'incompréhension et de désarroi, à nous persuader des horreurs de la guerre.
 

• L'AUTEUR

   Le romancier nigérian a été pendu à Port-Harcourt le 10 novembre 1995 à la suite d'une mascarade de procès intenté par la junte militaire alors au pouvoir qui lui reprochait de présider et d'animer le "Mouvement de défense du peuple ogoni" (MOSOP) en lutte contre les ravages écologiques et économiques infligés par les compagnies pétrolières, Shell principalement, dans le sud du Nigeria, pays qui est le premier producteur africain d'or noir.
     Né en 1941 dans l'actuel État de Rivers, Sao-Wiwa fit des études universitaires à Ibadan, et fut ensuite administrateur civil du Port de Bonny dans la région du Delta du Niger puis ministre de l'éducation dans le gouvernement du Rivers State, poste dont il fut démis en 1973 en raison de ses prises de position en faveur du peuple ogoni. Il exerça ensuite dans plusieurs activités : épicerie, immobilier, puis édition.
    Il écrivit des feuilletons pour la télévision, publia et édita plusieurs romans à commencer par Sozaboy. Il présida l'Union des écrivains nigérians. Mais son combat politique s'est surtout focalisé sur la revendication d'autonomie pour la minorité ogoni vivant dans le sud-est du pays. La dictature de Sani Abacha le fit arrêter, juger et exécuter pour prix de ses engagements politiques et écologiques. Les protestations internationales, dont celles de gouvernements européens, ne purent empêcher l'exécution de l'écrivain et de ses co-inculpés.
    Naomi Klein a évoqué l'action de Ken Saro-Wiwa contre la dictature de Sani Abacha et sa collusion avec Shell dans son manifeste anti-capitaliste "No Logo" (Actes Sud, 2001, en particulier pages 449-453).
    Un monument à la mémoire de Ken Saro-Wiwa a été inauguré à Londres en 2005 en présence de Milan Kundera. 

 

  • Ken SARO-WIWA : SOZABOY
    Actes Sud, 1998, réédition en poche "Babel" n°579, 2003, 309 pages.

 

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 •  UNE NOUVELLE DE KEN SARO-WIWA
 
Robert et le chien
Publiée par le Courrier international, n°773, 25 août 2005.
 
Le nouvel employeur de Robert était un jeune médecin qui venait de rentrer au pays. C'était un homme enjoué, exubérant et courtois. Il semblait évident à Robert qu'il avait vécu longtemps à l'étranger. Parce qu'il ne se mettait jamais en colère, n'élevait jamais la voix, appelait Robert par son prénom et demandait toujours des nouvelles de sa femme, de ses enfants et d'autres membres de sa famille. Robert, qui était habitué à changer souvent de maison, pensait qu'il avait enfin trouvé son bonheur. D'autant plus que le jeune médecin avait l'air d'être célibataire.

Les domestiques préfèrent être au service d'un célibataire, et Robert ne faisait pas exception. Parce qu'un célibataire, c'est malléable comme de la cire. C'est le domestique qui décide des dépenses d'épicerie, de la quantité de nourriture à servir aux repas, de ce qu'il faut faire avec les restes. Bref, il tient la vie du célibataire entre ses mains. Et cela, c'est un pouvoir énorme.

Robert s'installa rapidement dans ses nouvelles fonctions et prit fermement en main la gestion de la maison. Il savait par expérience qu'il ne faut jamais occuper les logements des domestiques attenants à la résidence principale. Cela ne fait que compliquer les choses si l'on se fait congédier ou que l'on veuille rendre son tablier. C'est ainsi que la famille de Robert vivait dans la boue et la crasse d'Ajegunle [un bidonville de Lagos], surnommé "la jungle" par les esprits moqueurs. Dans son appartement d'une pièce dans la Jungle, Robert était le roi. Il s'y retirait le soir pour exercer son autorité sur sa femme et leurs six enfants. L'expérience acquise dans la gestion de son ménage s'avérait fort utile pour organiser la vie de ses employeurs successifs. Robert était particulièrement satisfait de sa nouvelle situation parce que le jeune homme était joyeux et insouciant. Et puis, on l'a vu, il n'y avait pas d'épouse pour être tout le temps sur le dos de Robert ou rogner ses vastes pouvoirs. Il n'y avait pas d'enfants dont il aurait fallu laver les couches et les nombreux vêtements. Il n'était pas nécessaire de préparer plusieurs repas par jour: le jeune médecin n'en prenait qu'un seul, si l'on ne compte pas la tasse de café et la tartine avalées tôt le matin.

Les ennuis commencèrent au bout de six mois, le jour où le médecin annonça que sa femme allait venir le rejoindre. Le visage de Robert s'allongea lorsqu'il apprit la nouvelle. Mais il ne s'inquiétait pas outre mesure pour ses immenses pouvoirs. Qui sait, la dame n'était peut-être pas une ogresse, après tout.

Effectivement, la dame était aussi jeune et joyeuse que son mari. Elle aussi s'intéressait à Robert. C'était une Européenne et elle était enchantée de se trouver en Afrique pour la première fois de sa vie. Elle semblait contente d'être secondée par Robert. Toute la journée, elle lui posait des questions sur la cuisine africaine, elle le regardait travailler dans la cuisine et lui donnait un coup de main quand elle le pouvait. Elle faisait en sorte que Robert termine sa journée de travail suffisamment tôt pour retourner auprès des siens et n'en faisait pas tout un plat s'il arrivait en retard certains matins. Et elle ne manquait jamais de payer Robert tous les quinze jours. Elle proposa même de rendre visite à sa femme et à ses enfants dans la Jungle. Robert déclina l'offre, poliment mais fermement. Il ne se l'imaginait pas se frayant un chemin au milieu de la crasse et de la misère de la jungle, jusqu'au taudis qui lui servait de logement. Si elle savait où il vivait, pensait-il, et apercevait l'état de son logement, elle ne porterait plus le même regard sur lui et il risquerait de perdre son emploi. Pourtant, la jeune femme lui manifestait un grand respect. Robert commençait à se sentir comme un être humain, et éprouvait une grande reconnaissance envers ses nouveaux maîtres.

Seule ombre au tableau, le chien. Car la jeune femme était venue avec un chien, nommé Bingo. Robert observait, stupéfait et incrédule, la dame parler affectueusement à l'animal. Il la voyait s'assurer qu'il était bien nourri avec des boîtes de pâtée, du lait, de la viande et des os. Elle le tenait tendrement dans ses bras, le brossait et prenait grand soin de lui. La dame avait l'air de tenir autant au chien qu'à son mari et, ce qui était dans l'ordre des choses, plus au chien qu'à Robert, pensait celui-ci. Il avait beau tenter de chasser cette idée de son esprit, il ne pouvait s'empêcher de constater que le chien était mieux traité que lui. Et il détestait cela. Il pouvait comprendre qu'on fasse manger à un chien des excréments de bébé. Il pouvait comprendre qu'on batte un chien errant et galeux aux oreilles envahies par les mouches, et qu'on le chasse de la maison. Il pouvait comprendre qu'un chien fouille les tas d'ordures en quête de nourriture. Mais un chien qui dort sur le canapé, un chien nourri avec des conserves servies dans une assiette, un chien qu'on brosse et qu'on lave, un chien qui boit du bon lait en boîte, cela dépassait son entendement. Un jour, la maîtresse emmena le chien chez le docteur. Pour Robert, ce fut la goutte d'eau qui fit déborder le vase.

Toute la journée, il eut des haut-le-cœur. Et quand il rentra chez lui, le soir, et vit ses enfants au ventre ballonné gambader dans la crasse charriée par le ruisseau qui s'écoulait devant sa porte, quand il les regarda dévorer les petites boulettes d'eba [pâte à base de farine de manioc, très populaire au Nigeria], il s'interrogea "Qui est le chien, ici ?"Il fut soudain pris d'une haine viscérale pour Bingo le chien, le chien de son maître. Toute la nuit, il revoyait en esprit l'image de l'animal blotti dans la chaleur du canapé qu'il lui faudrait nettoyer et brosser le matin. Et il se demanda, encore et encore "Qui est le chien, ici ?"

L'objet de la haine de Robert n'avait aucune conscience des sentiments qu'il inspirait au cuisinier-intendant. Il se délectait de l'amour que lui vouaient son maître et sa maîtresse. Il se régalait de sa pâtée et remuait la queue, heureux et reconnaissant. Il adorait sa maîtresse et la servait, obéissant à ses ordres. A l'intention de Robert, il remuait la queue de contentement. Il dormait le jour et, la nuit, veillait sur ses propriétaires. Mais chaque frétillement de sa queue était comme une flèche plantée dans le cour de Robert, qui se jurait secrètement de donner une 'leçon" au chien un de ces jours.

Ce jour arriva bien plus tôt que ne l'espérait Robert. Le jeune médecin annonça qu'il partait en vacances avec sa femme pour six semaines. Il voulait que Robert garde la maison. Et, puisqu'ils n'avaient pas l'intention de voyager avec le chien, il serait ravi que Robert ait la gentillesse de s'occuper de Bingo. Il laisserait de la nourriture et du lait en quantité suffisante pour Bingo et de l'argent pour que Robert puisse lui acheter des os en complément. Il espérait que cela ne dérangerait pas trop Robert.

Pas le moins du monde, répondit Robert. Mais, au fond de son cour, il savait que l'occasion qu'il attendait se présentait enfin. Après le départ du couple, Robert, en serviteur chevronné, exécuta consciencieusement les ordres du maître. Du moins le premier et le deuxième jour. Le troisième jour, observant l'animal qui lapait son lait dans une assiette, Robert entendit une voix lui susurrer: "Qui est le chien, ici ?" A cette question lancinante, Robert ne trouvait pas d'autre réponse que : "Chien." Et la colère monta en lui. Il regarda le chien ; le chien le regarda, en remuant la queue. Eh bien tu peux remuer la queue, gronda intérieurement Robert, mais je te préviens, je ne vais pas me pourrir la vie à m'occuper de toi.

Alors, il rassembla toutes les boîtes de nourriture pour chien, toutes les boîtes de lait, attacha l'animal au canapé et partit brusquement, quittant la maison et le travail qu'il aimait tant. Une fois rentré chez lui, il donna le lait et la nourriture pour chien à ses enfants.

Et le chien mourut.

    Traduit de l'anglais (Nigeria) par Ngoc- Dung Phan
    © Courrier International.


• BIBLIOGRAPHIE
 

Si je suis encore en vie - traduit par Fr.Marchand-Sauvagnargues, Stock, 1997

Lemona - traduit par Kangni Alem, Dapper 2002 => Voir mon compte-rendu de LEMONA dans Wodka.

Mister B, millionnaire - traduit par Kangni Alem, Dapper jeunesse, 2003.

 





 
Tag(s) : #LITTERATURE AFRICAINE, #NIGERIA
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