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Le Kenya était à peine indépendant et Ilmorog n'était encore qu'un pauvre village de brousse quand l'instituteur Munira y avait été nommé douze ans plus tôt. C'est maintenant une ville en forte croissance quand trois patrons d'une entreprise prospère ont trouvé la mort dans l'incendie criminel de l'accueillante maison de Wanja. Le lendemain, la police arrête trois suspects : Munira, Kagera qui avait enseigné à ses côtés, et Abdulla qui avait tenu un petit commerce. Wanja qui leur avait tourné la tête à eux tous avant de s'enrichir dans la fabrication d'une boisson locale puis de se reconvertir dans la prostitution est à l'hôpital, gravement blessée. Les circonstances précises du drame et les responsabilités ne seront dévoilées que 450 pages plus loin par l'inspecteur Godfrey. Plutôt qu'une enquête policière classique, on doit à Ngugi wa Thiong'o une fiction complexe au fort nombreux personnages et qui entremêle savamment de nombreux thèmes.
Les victimes et les suspects voient leur histoire longuement exposée, principalement à travers la déposition de Munira. Celui-ci a pratiquement rompu avec son père, et laissé sa femme et ses enfants, pour se consacrer à l'éducation des jeunes villageois, seul puis avec Kagera. Ils tombent amoureux de Wanja et boivent un peu trop de la boisson qu'elle et Abdulla distillent sur place.
La thématique la plus évidente est l'histoire du Kenya. Les conversations de Nyakinyua, la grand-mère de Wanja, éclairent un passé lointain marqué par les débuts de l'ère coloniale. La figure de Dedan Kimathi, le leader de l'insurrection est souvent évoquée. C'est une lutte pour la terre, bien commun inaliénable d'une société marquée par les éleveurs. « Nous attaquions les fermes des colons, nous brûlions leurs maisons, nous détruisions leur bétail, presque en pleurant car nous avions conscience que tout cela nous appartenait. »
Les familles de plusieurs personnages du roman sont impliquées dans la rébellion des Mau-Mau qui a éclaté en 1952. Le père de Munira, un notable, a été attaqué par un commando Mau-Mau. Leur servante Mariamu vit sur leurs terres familiales. Son fils aîné fréquente Mukami jeune sœur de Munira. Celle-ci se suicide peu après l'arrestation et l'exécution de son amoureux qui a transporté des armes pour la guérilla. Abdulla, le tenancier de l'épicerie-bar du village, a participé lui aussi à la rébellion et en est revenu handicapé.
Le roman de Ngugi wa Thiong'o est aussi un roman engagé. Les lendemains de l'indépendance déçoivent les combattants ainsi que les paysans qui ont cru en un avenir meilleur en coopérant, tout en espérant conserver leurs coutumes. Le gouvernement post-colonial a construit une grande route qui traverse désormais Ilmorog et s'enclenche alors un développement capitaliste qui déstabilise la société rurale. Les terres sont réparties avec des actes de propriété. Les petits propriétaires sont poussés à s'endetter pour se moderniser. Mais la plupart n'y parvient pas. Les banques confisquent leurs terres. Ils se retrouvent en ouvriers durement exploités. En même temps le tourisme devient le moteur du développement. Une minorité venue de la ville s'enrichit et forme une bourgeoisie arrogante : parmi eux, Kimera, un ancien amant de Wanja ; Mzigo, le député qui n'avait pas aidé les paysans lors de leur marche de la faim sur la capitale ; et Chui qui avait dirigé le lycée où Munira puis Kagera ont fait leurs études et qui s'était avéré un adversaire de l'africanisation des programmes. Le but de ce roman est une dénonciation de l'inégal développement et des injustices criantes qui l'accompagnent. Et ce dernier trait définit le public qu'il pourra le plus intéresser.
• Ngugi wa Thiong'o : Pétales de sang. Traduit de l'anglais par Josette Mane. Présence africaine, 1985, 476 pages. [Petals of Blood, 1977].
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Né au Kenya en 1938, Ngugi wa Thiong'o est l'auteur de romans et pièces de théâtre au contenu critique. Après une année passée en prison il s'est exilé entre 1982 et 2004 pour fuir le gouvernement de Daniel arap Moi. Considéré comme un écrivain nobélisable, il a écrit en anglais puis en kikuyu. On peut lire des pages de son autobiographie ici ou consulter son site personnel qui liste ses publications en anglais.