En 1921, l'Académie Goncourt décerna son prix à Batouala, roman de l'écrivain noir René Maran. Cent ans plus tard, les jurés du Goncourt ont probablement voulu commémorer l'audace de leurs prédécesseurs et couronnant un autre auteur africain francophone, le romancier sénégalais Mohamed Mbougar Sarr, pour son œuvre La plus secrète mémoire des hommes, titre qui figurait également sur les sélections du Fémina, du Médicis et du Renaudot. Au-delà du geste symbolique, ce roman mérite donc qu'on s'intéresse à lui.
Le roman couronné est d'abord l'histoire d'un livre. Il est aussi celui de la recherche de son auteur disparu. Et en fin de compte c'est l'étude d'un milieu littéraire, mais aussi de l'exil et du retour — ou pas — au pays natal. L'ensemble est porté par une structure narrative complexe qui pulvérise la chronologie, traduction de l'ambition de l'œuvre, sinon de la prétention de l'auteur. On s'efforcera donc de rétablir les faits.
En 1938, une petite maison d'édition parisienne nommée Gemini publie Le Labyrinthe de l'inhumain. Autour de la légende d'un cruel roi africain c'est le roman d'un jeune auteur sénégalais : T.C. Elimane. Alors qu'il impressionne les membres du jury du prix Goncourt — un article de presse va jusqu'à parler de « Rimbaud nègre » ! — l'ouvrage est discrédité par l'emploi considérable du plagiat révélé par un universitaire. Le procès qui s'en suit brise la maison d'édition et met fin à la carrière de l'auteur. Devant le scandale, Elimane a disparu de la scène littéraire, disparu tout court même. Il est facile de rapprocher ces faits de l'histoire du livre Le devoir de violence de Yambo Ouologuem (à qui le livre est dédié) qui obtint le prix Renaudot en 1968 et fut retiré des ventes en 1970 suite aux accusations de plagiat.
La disparition d'Elimane a tout de suite inquiété ses éditeurs, eux mêmes obligés de fuir Paris à l'été 1940 en raison de leur judéité. Puis, Brigitte Bollème, journaliste qui en 1938 avait publié une interview des éditeurs faute de pouvoir rencontrer l'auteur, reprend en 1948 son enquête sur Elimane ; des années plus tard elle éclairera la romancière Siga D. sur certains aspects du mystère, et attirera son attention sur plusieurs suicides de journalistes littéraires passé 1938.
Par la suite, Siga D., s’est intéressée à ce qu'est devenu Elimane car elle est sa cousine. Avant de quitter le Sénégal, elle a rencontré à Dakar une poétesse haïtienne née en 1940 et vite devenue son amie ; or celle poétesse a aussi rencontré Elimane, et même vécu avec lui dans les années 60-70. Et les années ont continué de filer.
Voici enfin qu'en 2018, le jeune écrivain sénégalais Diégane Faye sympathise avec Siga qui lui confie un exemplaire du Labyrinthe dont il a entendu parler mais qu'il n'a pas encore pu lire. C'est la révélation ! Bientôt, retrouvant l'écrivaine à Amsterdam, il apprend d'elle quasiment tout ce qu'on peut savoir sur Elimane. Il ne reste plus à Diégane Faye qu'à se rendre à Dakar, en pleine ébullition anti-gouvernementale, puis au village sérère d'où Siga est originaire et où Elimane est venu finir ses jours après cinquante ans d'absence.
La plus secrète mémoire des hommes est aussi le roman de la déchirure de l'exil et de la séparation. Elimane envoie bien sûr le livre aussitôt publié à son père adoptif Ousseynou Koumakh resté au village sérère, mais celui-ci, fâché contre l'émigré qui a préféré la culture de la France à celle de sa tribu, n'ouvre pas la lettre qui l'accompagne (il est illettré) ; sa mère restée sans nouvelle de lui devient folle passant ses jours, muette, à l'ombre du manguier au cimetière du village. Assane, le frère d'Oussaynou a fréquenté, lui, l'école des Blancs. Devenu instituteur, il est recruté en 1914 comme tirailleur sénégalais pour aller se battre contre les Allemands au nom du drapeau tricolore, abandonnant sa femme enceinte aux bons soins de son jumeau. Mais les deux frères demeurent fâchés : à cause de Mossane dont Ousseynou avait été amoureux le premier, à cause de l'engagement d'Assane exilé dans le camp des colonisateurs. Plusieurs autres personnages vivent ainsi en exil : Siga D. à Amsterdam, les jeunes auteurs africains « prometteurs » dans le Ghetto de leur vie parisienne, la poétesse haïtienne exilée en permanence, Engelmann le SS persécuteur de l'éditeur Ellenstein en fuite en Amérique latine, et même le romancier Gombrowicz dans son exil argentin... Faut-il revenir au pays natal ? Ni Siga D. ni Giégane ne le pensent pas, seul ou presque Musimbwa estime qu'il doit rentrer au Congo pour écrire et si Elimane est bien rentré au village, il ne réussira pas à y écrire la suite de son Labyrinthe...
Malgré sa forme labyrinthique et sa chronologie éclatée, deux concessions à la modernité littéraire, ce gros roman sur l'écriture a fait mieux que ceux d'Elimane — l'imaginaire — et d'Ouologuem — le bien réel — : il a s'est vu décerner le prix Goncourt. Mais le succès populaire n'est pas assuré car la figure d'Elimane ne cristallise pas les passions du lecteur.
• Mohamed Mbougar Sarr. La plus secrète mémoire des hommes. Philippe Rey & Jimsaan éditeurs. 2021, 461 pages.