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Le plus simple pour commencer consiste à dire que « La Maison éternelle » n'appartient à aucun genre défini. Avec son sous-titre « Une saga de la révolution russe » ne pourrait-on pas attribuer ce livre au genre romanesque ? S'y rencontrent en effet, sur deux, voire trois générations, une liste de familles passées par les étapes successives de l'Empire des Tsars, de la Révolution, de la République des Soviets, et de la dictature de Staline. De là à qualifier ces 1200 pages d'Histoire générale des Bolcheviks il n'y a qu'un pas. D'ailleurs la profusion des sources et le grand nombre de familles et de personnes suivies au fil de ces périodes incite à comprendre ainsi l'œuvre de Yuri Slezkine, chercheur originaire de Russie et devenu directeur de l'Institut d'études slaves de l'Université de Californie à Berkeley. Ni Lénine ni Staline n'en sont les principaux personnages, ceux du devant de la scène, car c'est davantage l'histoire d'un groupe, les apparatchiks et leurs familles, une histoire par le bas — si l'on peut dire — et une micro-histoire centrée sur la “Maison sur le quai” pour reprendre le titre du roman de Iouri Trifonov qui y vécut. Et par la même occasion voici une anthologie littéraire où un quatrain d'Aboulkassim Lakhouti voisine avec des extraits de journaux intimes, des lettres de prisonnières, des analyses de pièces de théâtre et de nombreux romans soviétiques d'Andreï Platonov à Iouri Trifonov.

En fait, cette identité floue et changeante n'est pas l'originalité majeure de ce livre immense. Yuri Slezkine, déjà connu pour avoir présenté le XX° siècle comme le Siècle des Juifs, nous propose la vision audacieuse de l'aventure des bolcheviks réunis autour de Lénine, premier chef charismatique d'une secte millénariste. L'idée n'est peut-être pas totalement nouvelle chez les historiens, cependant Eugen Weber, dans Apocalypses et Millénarismes (Fayard, 1999), ne mentionne pas de secte bolcheviste au chapitre du XXe siècle. Certes, la comparaison du communisme russe avec une Église a été parfois tentée et risquée mais dans l'ensemble ça ne paraissait pas assez sérieux, surtout dans un pays comme la France, marqué par la vulgate marxiste et le rayonnement du parti communiste jusque vers 1981. Né l'année du Rapport Khrouchtchev devant le XXe Congrès du PCUS, Yuri Slezkine se moque totalement des vieilles pesanteurs historiographiques. Et le résultat est éblouissant.

 

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La Maison éternelle est connue sous le nom de Maison du Gouvernement. Le pouvoir ayant quitté Petrograd (rebaptisée Leningrad) pour Moscou, « rien qu'en 1922, le département du Logement du Comité exécutif central octroya un espace d'habitation à 28 843 individus, dont 2 441 en tant que résidents permanents » (p.252). Le Kremlin hébergeait les principaux dirigeants et une vingtaine de Maisons des Soviets — anciens hôtels ou palais — se répartissaient les autres. Il fallait un cadre idéal pour la société idéale.

La Maison sur le quai aujourd'hui

La Maison du Gouvernement a donc été entreprise à la fin des années vingt d'après les plans de l'architecte Boris Iofane qui y a lui-même habité et qui est aussi connu pour le pavillon soviétique de l'Exposition de Paris en 1937. Avec une façade quai Bersenev, sur la rive droite de la Moskova, presque en face du Kremlin, la Maison du Gouvernement — alias La Maison sur le Quai — est un immense complexe de près de trois cents mètres le long de la rue Serafimovitch perpendiculaire au quai, et dont la construction a réaménagé ce quartier dit du Marécage. D'emblée elle est destinée à loger les membres de l'appareil d'Etat — les apparatchiks — auparavant dispersés. Les locataires des 505 appartements ont commencé à s'y installer en 1931. Le complexe immobilier et les appartements — de différentes tailles — bénéficiaient de commodités nombreuses et modernes et la Maison sur le quai se présenta d'abord comme la preuve vivante de la construction et de la réalisation du socialisme après les incertitudes de la révolution, de la guerre civile et de la NEP.

Une vie heureuse s'y déroule sous le premier Plan Quinquennal tandis que le reste du pays subit les affres de la collectivisation des campagnes, la dékoulakisation, événements auxquels participent activement plusieurs des habitants de la Maison en véritables missionnaires du bolchevisme. En même temps, les épouses et leurs enfants mènent une vie de privilégiés : jeunes bonnes rescapées des campagnes affamées, voitures de fonction, datchas, séjours en maisons de repos avec caviar assuré, accès aux magasins spéciaux, tout semble faire de cette « vie nouvelle » (§ 14) une préfiguration heureuse de la société communiste pour les « hommes nouveaux ». Mais les temps changent (cf. Partie 5 – Le Jugement dernier), le 1er décembre 1934, le téléphone sonne chez différents hommes du pouvoir et leur apprend l'assassinat de Kirov, le chef du Parti à Leningrad. Considérant qu'il s'agit d'un complot ourdi par d'épouvantables traitres disciples de Trotski, Zinoviev et autres, Staline va déclencher contre ces diables imaginaires les purges qui culmineront dans les années 1936-1938 et toucheront les 2/3 des locataires de la Maison sur le quai, même s'ils réaffirment leur entière docilité à l'égard du Parti. Avec la guerre, fin 1941, les résidents furent momentanément repliés loin de Moscou. À l'heure de la victoire, la population résidente augmenta : davantage d'habitants mais moins de personnalités de premier plan. D'ailleurs d'autres immeubles furent construits à la fin de l'ère stalinienne pour loger les privilégiés du régime. Cette Maison du Gouvernement faisait partie d'un projet urbanistique plus conséquent parce que Moscou était devenue « le centre du monde » (cf. chapitre 18) ; le parc Gorki fut aménagé pour les loisirs des Moscovites et il fut question — et c'était aussi un projet de Boris Iofane —, de construire un immense Palais des Soviets surmonté d'une gigantesque statue de Staline. Ce projet resta dans les cartons et ne prit vie que dans le roman utopique de Leonid Leonov, conçu en 1940, « après qu'une de ses pièces avait été interdite et que sa famille avait passé une semaine à dormir tout habillée, attendant qu'on vienne frapper de nuit à la porte » . Publié — inachevé — en 1994, « La Pyramide a été écrit comme l'épitaphe d'une fausse apocalypse, à la veille d'une apocalypse véritable ».

 

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La Maison sur le quai est pour Slezkine le symbole du pouvoir soviétique. Le sommaire est une première indication de l'esprit dans lequel l'auteur a construit son livre : se succèdent ainsi des termes et expression qui soulignent le rapprochement avec l'histoire sainte : « anticipation », « accomplissement », « seconde venue », « règne des saints », « jugement dernier » servent de titres de chapitres. Cette interprétation surprend le lecteur quand il s'aperçoit en lisant les cinquante pages du chapitre 3 intitulé « la Foi », que l'auteur, inspiré notamment par l'orthodoxie, s'est lancé dans une définition de la religion avant de l'appliquer à la raison d'être des bolcheviks. Il s'agit en effet de préparer l'esprit du lecteur au millénarisme des sectateurs de la révolution, millénarisme défini comme « le fantasme de vengeance des dépossédés, l'espoir d'un grand réveil surgissant au cœur d'une grande déception » (p. 142). Le vieux monde injuste et obscène — Babylone — sera renversé pour qu'on lui substitue « la perfection future ». « Et, bien entendu, cet avènement serait rapide et très violent, et il serait suivi par le règne des saints sur les nations, gouvernées avec un sceptre de fer, et les vainqueurs auraient toute leur part, et l'ancien monde disparaîtrait, et il y aurait une terre nouvelle, et l'on viendrait lui porter les trésors et le faste des nations, et rien de souillé ne pourrait y pénétrer, ni ceux qui commettent l'abomination et le mal ». De là découle le récit de la révolution (§ 4 - « le grand jour ») puis l'édification de « la cité nouvelle » avec évidemment la question du logement.

 

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Tous les acteurs de la révolution et de la construction du socialisme dans divers domaines professionnels traversent ce livre, forts de leur foi dans le Parti. Mais Yuri Slezkine pose la question de la génération suivante. Pourquoi n'a-t-elle pas repris à son compte la grande espérance millénariste ? Était-ce l'effet de la guerre, de la terreur et des purges ? L'auteur a une autre interprétation, surprenante elle aussi. Ces jeunes gens fréquentaient le Komsomol et les auteurs du rayon marxiste leur étaient familiers à l'école, mais pas à la maison. L'éducation politique au sein de la famille n'était pas au programme de Staline. Les enfants de la secte ont goûté à la culture de l'élite bourgeoise (opéras, concerts…) et ils n'ont pas lu les romans des écrivains soviétiques vantant le régime de fer du gourou à la moustache et à la pipe — le plus célèbre fut le roman de Nikolaï Ostrovski Et l'acier fut trempé plus que La Route vers l'Océan de Leonov — ; ils ont dévoré les classiques russes et étrangers (Goethe, Dickens, Balzac, Jules Verne...) soit un « humanisme anti-millénariste » à l'opposé des idéaux des Vieux Bolcheviks. « Les bolcheviks n'ont pas compris qu'en permettant à leurs enfants de lire Tolstoï au lieu de Marx-Engels-Lénine-Staline, et qu'en ayant même des enfants, ils creusaient la tombe de leur révolution (…) Le problème du bolchevisme est qu'il n'a pas été suffisamment totalitaire » conclut, un brin provocateur, l'historien Yuri Slezkine (pp.1179-80).

Cette somme sur le bolchevisme russe pourra sans doute heurter les “vieux croyants” mais elle sera accueillie avec enthousiasme par tous ceux qui aspirent à connaître cette époque de l'intérieur, et autrement que vue d'en-haut, du point de vue de la propagande officielle et du gourou, autrement dit de Staline — même s'il est cité pour un passage célèbre d'un discours sur le plan quinquennal en 1931. Cette connaissance intime est en effet fondée sur un grand nombre de citations de journaux personnels et de lettres (notamment écrites depuis des isolateurs ou des camps de travail éloignés de Moscou), sans oublier les entretiens de l'auteur avec les descendants des bolcheviks, qu'ils aient été ou non victimes des purge, et qui ont fourni à l'historien un grand nombre de photographies. En revanche l'enthousiasme du lecteur risque de vaciller quand il s'apercevra de l'absence d'index des noms propres, difficile alors de retrouver les passages et les documents concernant par exemple un journaliste comme Mikhaïl Koltsov, un écrivain comme Alexandre Sérafimovitch, un bourreau du NKVD comme Serguei Mironov, un commissaire du peuple comme Alexei Rykov, un directeur d'usine chimique comme Mikhaïl Granovski, un directeur du Gosplan comme Valerian Ossinski, ou encore Anna Larina, épouse et veuve de Boukharine. La solution consiste à rechercher sur Google Books en entrant ce code-ci et utiliser le moteur de recherche du site. En annexe figure la liste des locataires mentionnés dans l'ouvrage, avec le n° de l'appartement qu'ils occupaient, leurs fonctions officielles, et les noms de leurs conjoint(s) et de leurs enfants.

 

Yuri Slezkine. La Maison éternelle. Traduit de l'anglais par Bruno Gendre, Pascale Haas, Christophe Jaquet et Charlotte Nordmann. La Découverte, septembre 2017, 1290 pages. [Princeton University Press, 2017].

 

 

 

Tag(s) : #HISTOIRE 1900 - 2000, #RUSSIE, #LITTERATURE RUSSE
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