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Paru à Beyrouth avant le “Printemps arabe”, le roman de l'écrivain syrien Khaled Khalifa présente un intérêt renouvelé du fait de la guerre civile et religieuse qui fait actuellement rage dans son pays car l'intrigue apparaît comme un répétition générale du drame qui s'est abattu sur la Syrie depuis 2014 avec l'avènement de l'Etat islamique. Le romancier déploie son écriture sur trois plans toujours imbriqués les uns dans les autres dans cette fiction qui colle à l'histoire régionale.
 
C'est d'abord un roman de la Syrie contemporaine. Le parti Baas, laïque, gouverne la Syrie. À la fin des années 1970, le pouvoir est entre les mains du président Hafez El-Assad (qui n'est pas nommé dans le roman). Il s'appuie sur l'armée, les Bataillons de la mort, les services secrets, très présents dans le récit. Certains personnages du roman sont d'ailleurs des officiers tel Oussama le voisin amoureux de la tante Sana, et Nazir qui épousera la tante Marwa passionnée par la chasse aux papillons. Le contexte de l'intrigue correspond à la préparation et à la répression du soulèvement d'Alep. Les Frères musulmans ont déclenché un djihad sanguinaire contre le régime baasiste, contre les chrétiens, les chi'ites, « les libertins » ; en bref contre « les autres communautés » — en un mot contre l'Autre. Fin 1981, Alep est assiégée par 40 000 soldats des Brigades et des Forces spéciales. « L'escalade de la violence dans les autres villes terrifiait tout le monde, la petite cité de Hamâ était devenue un champ de bataille (…) Hamâ rêvait de reprendre le flambeau de notre communauté, de brandir le Coran au dessus de l'épée ». Une répression impitoyable s'abat sur les insurgés : la narratrice est arrêtée et torturée : elle ne livre pas l'adresse de son oncle Bakr en fuite et activement recherché par la police.

 

C'est aussi une saga familiale. La narratrice vit avec ses tantes Mariam, Marwa et Sana, aux personnalités contrastées, dans un grande maison du centre historique d'Alep, à deux pas de la mosquée des Omeyyades. La grande maison a été celle du grand-père, un riche marchand de tapis, qui a recueilli Radwan un aveugle dont la passion pour la fabrication de parfums et les chants religieux séduit les tantes et la narratrice. Devenue lycéenne puis étudiante en médecine, la narratrice sera emportée par l'idéologie haineuse en même temps que certains membres de sa famille. Le plus jeune oncle, Omar le marchand, mène une vie insouciante et amasse beaucoup d'argent dans d'obscurs trafics. En revanche, l'oncle Bakr , qui est un modèle pour la narratrice, a de hautes responsabilités dans le déclenchement de l'insurrection des Frères musulmans syriens en 1981. Houssam, un frère de la narratrice, assassine le voisin Oussama, parce qu'il est officier de l'aviation. Époux de la tante Sana, Abdallah le yéménite, après avoir été un révolutionnaire marxiste invité à Moscou s'est converti en suppôt des djihadistes. Financé par de riches Saoudiens, il se rend en Afghanistan pour aider les moudjahidines qui combattent les Soviétiques depuis 1980 et que les Américains prennent pour des “freedom fighters” ; on le retrouve avec femme et enfant à Kandahar et Kaboul quand les talibans y proclament l'Etat islamique.

 
C'est enfin et surtout le roman d'un destin personnel. L'intérêt majeur du roman est de suivre l'évolution psychologique de la narratrice sur une période d'au moins dix-huit ans. Élevée dans un climat d'étroite bigoterie sous l'impulsion notamment de sa tante Mariam, elle répugnait au développement de sa féminité. La thématique du corps féminin source de péché et d'impureté revient fréquemment dans le livre. « Je détestais mes seins dressés comme des cornes de gazelle » dit-elle par exemple. Au lycée, elle rencontrait des filles libérées du poids de la religion qui « crachaient sur le mariage et bradaient leur virginité », aussi bien que des croyantes qui la poussaient à s'engager, elle en vint alors à participer à une cellule idéologique pour célébrer la haine et combattre radicalement : « Je jurai de donner ma vie et d'éradiquer l'impiété de la surface de la terre ». La voici combattante fanatique, prête à « jeter du vitriol au visage » des filles sans voile, collectant des dons, distribuant des tracts « dans lesquels notre parti annonçait l'ouverture du combat contre le parti hérétique ». Elle annonçait son désir de mourir en martyre alors que son père, arrêté et torturé, dénonçait « la fièvre communautaire qui nous conduisait droit à la catastrophe » et s'exilait à Beyrouth suivi de sa mère et d'Omar car la répression de l'insurrection prenait de l'ampleur. À plusieurs reprises les soldats font irruption dans la grande maison à la recherche de Houssam et de Bakr, l'oncle qui était pour la narratrice comme le Mahdi, et annonçait « l'Etat islamique sur le point de se concrétiser ». Houssam et de nombreux prisonniers politiques furent expédiés au désert pour y être massacrés. « La haine me possédait tout entière » dit-elle au retour d'un voyage avec sa mère jusqu'aux portes du camp. Elle est arrêtée avant d'avoir pu se réfugier au Liban. La torture laissera des marques profondes sur son corps et sur son âme. Durant sept années de prison la narratrice reste soumise aux pressions des camarades de captivité les plus fanatisées avant de prendre peu à peu ses distances à l'égard de l'idéologie mortifère dans laquelle elle s'était engagée. « Le takfirisme, sentence jetant l'anathème sur ceux qui ne pensent pas comme nous, de plus en plus répandu dans le monde musulman, était la cause de notre désastre ». Prémonitoire ! Libérée de prison, elle quitte la Syrie et rejoint Londres où vit Bakr et travaille dans un hôpital. Elle réalise les années perdues. Elle a alors 34 ans et est encore vierge comme sa tante Mariam restée au pays.
Le sujet, le grand nombre de personnages, le contexte politico-religieux rendent la lecture assez difficile mais quel magnifique roman que cet Éloge de la haine !
Khaled Khalifa. Éloge de la haine. Traduit de l'arabe par Rania Samara. Sindbad, 2011.
Tag(s) : #MONDE ARABE, #SYRIE
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