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Ancien professeur de lettres, Annie Ernaux, née en 1940, a publié son premier récit « Les Armoires vides » en 1974. Dix ans plus tard, « La Place » lui valut le Prix Renaudot. Gallimard édite « Les Années », "sorte d'autobiographie impersonnelle" rédigée selon l'écriture spécifique de cette auteure. Si l'on n'en est pas familier ce récit peu désorienter et laisser indifférent. Ce serait regrettable.

• Annie Ernaux doit beaucoup à Pierre Bourdieu qui l'a aidée à prendre
conscience de son mal être. Née d'un milieu modeste, elle doit à la détermination maternelle d'avoir pu devenir professeur. Venue d'une classe sociale dominée, elle a dû la renier, et en avoir honte pour se faire accepter de la classe dominante sans jamais parvenir à s'y intégrer vraiment. Écrire a vite constitué pour elle un moyen de lutter contre ce qui la révoltait, contre l'injustice sociale dont elle a tant souffert.

• Ce n'est plus le projet des « Années ». Car à son âge c'est contre le temps et l'oubli qu'Ernaux s'insurge, pour "sauver quelque chose du temps où l'on ne sera plus jamais." Ce n'est guère original. Ce qui l'est en revanche, c'est la position énonciatrice de l'auteure. À la différence de nombreux autobiographes sexagénaires, elle ne cherche pas à "marquer l'Histoire" ni à se comprendre elle-même : elle veut retenir la "mémoire collective" des gens et du monde entre 1941 et 2006. Rien de présomptueux toutefois, car le passé retrouvé auquel elle prête sa plume reste celui de tous. L' "écriture plate" qui lui "ven[ait] naturellement" déjà dans « La Place » se justifie ici mieux encore. Aucun "je" (…) mais "on" et "nous". Ce choix de neutralité en l'instaurant ethnologue du quotidien lui demande un effort de distanciation objective. Annie Ernaux s'interdit tout jugement personnel et n'évoque sa vie privée que dans la mesure où elle rejoint celle de ses contemporains : avorter à vingt ans, divorcer, enseigner en élevant seule deux fils, avoir un amant, voir sa mère mourir d'Alzheimer, s'occuper de ses petits-enfants ou avoir un cancer du sein : rien que le fil, heureux et dramatique, d'une existence… Le temps s'égrène en "un récit glissant, dans un imparfait continu" de tonalité neutre, dépourvu de tout lyrisme.

• Au fil des pages se déroule une succession de "documents d'archives" version "no comment" : « Les Années » enfuies de la mémoire sociale. Le récit trouve son rythme dans l'alternance chronologique de photos de l'auteure et de souvenirs des repas de famille : Annie Ernaux s'appuie sur leurs transformations pour rendre palpable l'évolution de la société française et du monde depuis la deuxième guerre mondiale. Des paragraphes plus ou moins longs enregistrent le changement des mentalités, des modes de vie ; l'importance croissante de la consommation et des technologies ; les variations de l'opinion publique … Tous thèmes indissociables des événements politiques. On retrouve là la démarche classique des Mémoires : le quotidien ne prend sens que resitué dans l'Histoire. Au besoin, des expressions orales, populaires – en italiques – rappellent l'air du temps...

• Néanmoins, l'écriture plate a ses limites : Annie Ernaux laisse parfois échapper un peu d'elle-même. Ce temps liquide et lisse dont elle restitue si bien la sensation, elle le redoute : avouant avoir "perdu tout sentiment d'avenir", elle se sent "immobile dans un monde qui court". Ce récit n'est pas sans rappeler "Une vie française" de Dubois, mais il reste plus marqué d'humanisme tragique : notre réalité.

 

• Annie ERNAUX. Les Années
Gallimard, 2008, 240 pages
Chroniqué par Kate
 

 

Tag(s) : #LITTERATURE FRANÇAISE
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