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Cette Storia della bruttezza coordonnée par Umberto Eco se présente principalement comme une anthologie de textes en rapport avec l'esthétique de la laideur. On y trouvera un nombre considérable de citations d'auteurs attendus ou inattendus. En suivant le fil du temps, voici Isidore de Séville (570-636) pour un extrait des Etymologies relatif aux monstres ; John Mandeville (XIVe siècle) pour un extrait du Voyage autour de la terre décrivant la vallée des Diables ; François Rabelais pour l'invention du torchecul dans le Gargantua ; Robert Burton (1577-1640) pour une femme laide dans son Anatomie de la mélancolie ; Charles Baudelaire pour Une charogne et d'autres extraits des Fleurs du Mal ; Oscar Wilde pour La Sphinge, monstrueuse idole de la décadence ; Joris-Karl Huysmans pour la messe noire dans Là-bas ; Kafka pour la torture mécanique de La Colonie pénitentiaire ; et jusqu'à Don Delillo pour un extrait d' Outremonde sur les déchets et enfin Umberto Eco lui-même pour la description du très kitsch “Madonna Inn” dans son Voyage dans l'hyper-réalité...

À feuilleter les pages de cette anthologie, on constate que les références aux années 1650-1800, quand les sorcières et les diables s'étaient fait oublier, sont assez peu nombreuses, alors que le XIX° siècle marquera un tournant décisif avec l'arrivée des Romantiques. Victor Hugo tourne ainsi la page des conventions esthétiques classiques dans la Préface de Cromwell : « Dans la pensée des modernes, le grotesque a un rôle immense... Le beau n'a qu'un type, le laid en a mille ». Hugo a montré la voie au théâtre comme dans le roman avec l'Homme qui rit et son personnage de Quasimodo dans Notre-Dame de Paris. La cause de la laideur a été plaidée de manière théorique par Karl Rosenkranz (1805-1879) et son Esthétique du laid (1853). Dès lors, la laideur occupe le haut du pavé : après les romantiques, les décadents s'en réjouissent et au tournant du XXe siècle les révolutionnaires s'y reconnaissent, pour d'autres raisons. L'anthologie choisit des extraits du Manifeste Dada (1918) de Tristan Tzara et des Manifestes futuristes (de 1909 à 1914). Marinetti y prétend qu' « Une automobile rugissante (…) est plus belle que la Victoire de Samothrace » et lance le provoquant appel : « Faisons crânement du laid ». Pour beaucoup l'art contemporain est effectivement synonyme de laideur... voulue par l'artiste dont on attend qu'il interpelle le public, qu'il surprenne et même qu'il choque.

 

Jacques de La Villeglé. Carrefour Sèvres-Montparnasse. Centre Pompidou. 1961.

 

Cette Histoire de la Laideur est aussi un “beau livre” — sans jeu de mots ! — et c'est l'autre motivation pour l'acheter et le consulter. Les reproductions de tableaux abondent, tout en laissant de la place à quelques sculptures, dessins et photographies. Une fois évoquées les souffrances du Christ (Bouts, Holbein) et des martyres de saint Sébastien, les scènes d'Apocalypse, le thème du Triomphe de la Mort au XVe siècle (Les Amants trépassés de l'Œuvre Notre-Dame de Strasbourg, la fameuse fresque du Palazzo Abatellis de Palerme - ci-dessus), le recueil s'ouvre à la laideur du Diable médiéval et du Diable moderne (de Bosch à William Blake), comme aux sabbats des sorcières (Baldung Grien et Goya) avant de citer les leçons d'anatomie de Gérard David et de Rembrandt, puis les belles laideurs des XVII° et XVIII° siècles (la Vanité de Strozzi, le Vieilleur de Georges de La Tour, l'Ésope de Vélasquez, et des œuvres de Füssli). L'anthologie puise ensuite abondamment dans les modes des deux derniers siècles, avec des artistes très connus : Lautrec, Soutine, Schiele, Grosz, Griebel, Munch, Balthus, Dali, Savinio, Schad, Bacon, Botero, ou encore Otto Dix :

Otto Dix. Le Salon, Kunstmuseum Francfort, 1921.

          

Toutefois, parmi les laideurs que ce livre donne à voir, il est beaucoup d'œuvres que l'on peut trouver belles.

En refermant cette anthologie qui peut donner le vertige, on retiendra une question simple : « la distinction entre laideur et beauté a-t-elle vraiment disparu ? » Comme le concluent les auteurs, « la laideur est relative aux époques et aux cultures, l'inacceptable d'hier peut devenir l'acceptable de demain ». Or, se cantonner à tout expliquer par le relativisme serait sans doute le meilleur moyen de se débarrasser de ce qui pose problème. Au-delà des points de vue simplistes et des modes, il faut convenir que le beau et le laid fonctionnent comme faire-valoir l'un de l'autre (c'est un peu l'idée des romantiques puis de Baudelaire). S'il y a des canons de la beauté — qui ont fluctué au gré des siècles tout en caractérisant leur époque — et par opposition des types de laideur—, il reste que le goût est aussi affaire personnelle, intime, liée à l'éducation, au devenir de chacun ; pourquoi serait-il une donnée stable pour l'individu à qui est reconnu le droit d'évoluer, de changer d'idée, de manifester de l'intérêt pour ce qu'il a délaissé hier, ou qu'il dédaignera demain ?

 

• Umberto ECO (dir.). Histoire de la Laideur. Flammarion, 2007, 451 pages.

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L'illustration de couverture est Couple mal assorti, de Quentin Metsys, National Gallery of ARt, Washington D.C. - c.1525.

 

 

Tag(s) : #BEAUX ARTS, #HISTOIRE GENERALE
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