Overblog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog

Démarrer par la visite d'une boutique d'articles de pêche au cœur de Bordeaux voilà qui promet de déconcerter quiconque ouvre ce livre. Le Dépaysement que propose Jean-Christophe Bailly est une suite « zigzagante » de brèves virées et « incursions » dans des morceaux d'une France généralement éloignée de la mer, voire ignorée du plus grand nombre, une France continentale plutôt tristounette des bords de rivières. Dans ses déplacements, l'auteur s'intéresse peu aux gens, il tend plutôt à humer, à respirer des paysages et à en extraire les parfums de la France. C'est d'autant plus étrange qu'il nous explique que visionnant La Règle du Jeu de Renoir lors d'un séjour à New York, il avait eu « la révélation à [sa] grande surprise, d'une appartenance et d'une familiarité » passant principalement par « les voix » des acteurs. Or, dans le livre on n'entend guère parler les Français et d'ailleurs on en rencontre peu, et peut-être moins que des vaches. Soixante millions d'un côté pourtant, contre vingt millions de l'autre, mais disséminées dans ces campagnes abandonnées des humains, solitudes où il s'aventure la moitié du temps pour nous dépayser.

 

L'auteur a bien du mal à nous convaincre de son projet de randonnées. Ce n'est pas un récit de voyage — il additionne de nombreuses séquences de déplacements plutôt que de voyages —, ce n'est pas un essai car il n'est pas suffisamment structuré pour prétendre à cette qualification, mais c'est une tentative de dresser un inventaire partiel et partial. Briser les cloisons entre les genres littéraires est certes louable. L'auteur atteint au moins un objectif, lui qui déclare détester l'invasion des touristes, il n'en fera sans doute pas affluer vers les lieux qu'il évoque, Pont du Gard excepté. Néanmoins, le lecteur méritant, qui ne serait pas descendu en hâte à la gare de Culoz à la page 35, ou qui aurait survécu aux ennuyeuses pages sur Rodin, trouvera des pensées personnelles et des perles précieuses dans ces pages vagabondes dans l'espace français.

 

Jean-Christophe Bailly nous l'assure : « dans la mesure du possible j'évite que ce livre consiste en une succession de portraits de villes ». En effet, à coté des étapes urbaines — ainsi à Nîmes pour évoquer la maîtrise romaine de l'eau et à Toulouse pour mentionner une écluse à poissons — il y a place pour des promenades solitaires et rousseauistes dans des campagnes esseulées, ou des petites localités moribondes, surtout dans le Nord et l'Est du pays. Fleuves, rivières, voire ruisseaux attirent l'attention du voyageur. « Quelle est petite la Seille ! » constate l'auteur qui se souvient qu'elle sépara de ses quelques mètres de largeur la France et l'Allemagne entre 1871 et 1914. L'Oise, la Vézère et le Rhône parleront davantage aux lecteurs. L'Oise pour y revivre la navigation de Stevenson en canoë, la Vézère pour les grottes de ses rives, le Rhône pour son ancienne fonction de frontière. Ces visites sont plutôt ponctuelles, loin du projet de Jean-Paul Kaufmann remontant avec acharnement le cours de la Marne, discutant avec les pêcheurs et visitant les caves champenoises, sans en tirer de philosophie nationale et paysagère.

 

Se distinguant du Wolfgang Büscher d'Allemagne, un voyage, l'auteur confesse : « je me suis demandé si je n'aurais pas mieux fait de suivre un plan préétabli ». Ça part dans tous les sens donc, encore plus que le Braudel de l'Invention de la France. Le schéma de départ plutôt géographique — mais sans plan de visite — butte vite sur l'histoire et ses fragments d'un récit national : les Gaulois à Bibracte, les Romains à Nîmes, les cimetières militaires en Lorraine, une ancienne synagogue du côté de Toul, les foires à Beaucaire, le procès de Gracchus Babeuf à Vendôme, le familistère de Godin à Guise, Courbet à Ornans, etc. Tout ça a peu de chance de faire réellement concurrence aux imposants Lieux de Mémoire de Pierre Nora.

 

C'est d'une certaine façon en poète expérimental que Jean-Christophe Bailly aborde le territoire, sur ses marges comme dans son intérieur. Il suggère que les bordures sont riches des contacts avec l'étranger et cherche à capter « une porosité » par dessus les frontières. Quant à l'intérieur des terres, y trouve-t-on vraiment de vraies saveurs de la France ? Il fait part de ses doutes : « l'intérieur, loin de pouvoir être pensé comme une réserve inépuisable d'identité sui generis est peut-être aussi à envisager comme ce qui, vivant sur ses rentes patrimoniales, serait au contraire en manque d'identité. » Il fallait oser ! Il a failli prendre Châteauroux comme exemple de la médiocrité de ce ventre mou du pays — puis se ravise sur les conseils de collègues plus consensuels.

 

Bercé d'illusions, il vient à Lorient pour découvrir une rue du Bout-du-Monde qui, patatras, n'a rien de bien poétique. Tant pis, il s'évadera avec les cartes postales signées « Yvon », et rêvera aux dessins désuets de Benjamin Rabier : la Vache-qui-rit et la baleine à la gueule grande ouverte des Salins du Midi. En compensation, pour faire l'intellectuel, il lui faudra multiplier les citations de Stendhal et les références à Walter Benjamin — c'est très bien porté de nos jours — puisqu'on ne se veut pas nationaliste pour un euro. C'est Daudet qui serait moins bien porté, et même « à fuir », en compagnie de Mistral. Pierre Loti, lui, sauve sa réputation, à cause de Ramuntcho. Discutable…

 

Comme l'auteur enseigne à l'École du paysage de Blois, il en vient à nous faire profiter de ses connaissances de l'histoire végétale du pays. Pas d'hortensia pour la duchesse Anne : la plante iconique de l'humidité bretonne n'est venue que plus tard, de même que Henri IV ne vit pas les marronniers fleurir à Paris, ils y furent introduits seulement en 1612.

 

La conclusion géographique est claire. Le constat d'une opposition nord-sud fonde l'une des grandes vérités de cet ouvrage, en qualifiant de « divorce » la fracture géographique, climatique, sociale et politique entre les deux France. En étalant des zones indépendantes vouées au seul habitat, ou au seul travail, ou aux seuls loisirs, la Charte d'Athènes promue par Le Corbusier serait coupable, selon Bailly, d'avoir cassé nos villes, principalement au nord de la Loire. Il se désole ainsi de l'image paupérisée de Roubaix, due en fait à la crise de désindustrialisation. À l'opposé, Biarritz, par son succès de station balnéaire, a contribué à donner au Pays basque « une réputation de terre d'opérette » — due en fait à deux ou trois chanteurs oubliés ! Même si son idéal social est plutôt le « bariolé » de certains arrondissements parisiens, l'auteur de ce livre original mérite au moins d'avoir ausculté la France au-delà du Périphérique parisien !

 

Jean-Christophe Bailly. Le Dépaysement. Voyages en France. Seuil, coll. Fiction & Cie. 2011, 419 pages. Couronné par le prix Décembre en 2011.

 

 

 

Tag(s) : #LITTERATURE FRANÇAISE, #GEOGRAPHIE
Partager cet article
Repost0
Pour être informé des derniers articles, inscrivez vous :