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Voici la saga d'une famille indienne de la Barbade. Le romancier déroule son intrigue à la fois dans l'île antillaise et au Canada, en focalisant le récit alternativement sur le personnage de Yasmin, journaliste télé, mariée, quarante ans, et sur sa mère, Shakti, veuve d'un leader politique de la diaspora indienne. À la mort de son mari, Shakti a émigré au Canada avec sa fille encore toute gamine. Elle n'est jamais revenue dans son île natale et à sa mort, c'est sa fille qui y revient, apportant l'urne funéraire de sa mère, pour disperser ses cendres selon l'usage en présence d'un oncle et d'une tante restés dans l'île. Elle va ainsi découvrir qui était son père, important personnage politique local. Ce roman démontre le savoir-faire de Neil Bissoondath dans plusieurs domaines : le traitement d'une intrigue complexe, le traitement des personnages féminins, l'insertion dans l'histoire post-coloniale.

 

• À l'échelle du livre entier, il y a un déroulement simple du temps : laissant son mari architecte, Yasmine prend l'avion pour la Barbade, où elle passe trois jours avec son oncle Cyril et sa tante Penny, frère et sœur de son père, puis elle reprend l'avion le soir du troisième jour. Au fil des pages, le lecteur passe d'une temporalité à une autre ; les épisodes de la vie de Yasmine au Canada forment un premier cadre du récit ; les conversations dans l'île, entre Yasmine et sa famille, à laquelle se rattache Amina leur bonne, en constituent un deuxième où l'on évoque la vie passée de Shakti et de son mari Vernon Ramessar dit Ram, de Cyril et de son épouse, de Penny enfin ; les monologues de Shakti dans la chambre de Mrs Livingston en forment le troisième ; devant une tasse de thé, elle lui raconte son mariage au Majesty Club auparavant réservé aux Blancs, sa vie d'épouse de diplomate en Angleterre, et lui explique minutieusement les règles du cricket... Les chapitres nombreux, rarement plus de trois pages, semblent disperser l'histoire dans le temps comme on disperse les pièces d'un puzzle sur l'espace de la table de jeu. Comme un joueur qui en assemble les éléments selon la forme et la couleur voit petit à petit se composer une image, le romancier en passant d'un chapitre à l'autre rapproche ses fragments par association d'idée, par similitude du thème, jonglant d'une époque passée à une autre époque disparue à l'intérieur d'un récit ramassé sur trois jours. D'un bout à l'autre, faute d'indication explicite de l'auteur, le lecteur doit s'efforcer de retrouver à quel endroit il est, à quel moment il se trouve. Le procédé est souvent pesant. Heureusement on identifie les monologues de Shakti à l'emploi de la première personne.

 

• Yasmine la journaliste qui présente le bulletin d'informations, sa fille Ariana trop tôt disparue, sa mère Shakti que la famille jugeait peu bavarde mais qui passe ses journées de retraitée à faire des confidences à Mrs Livingston, Penny la sœur de Ram qui ne s'est pas mariée pour ne pas lui nuire, Amina la domestique fidèle, Celia l'épouse anglaise de Cyril : le romancier canadien paraît se complaire aux personnages féminins et briller dans l'exploration de leur psychologie, de leurs pensées secrètes, voire de leur froideur dans le cas de Shakti et de Yasmine. Avant de se résoudre à disperser les cendres, les conversations de Yasmine avec les siens, autour de vieilles photographies, et avec la bonne de la maison, finissent néanmoins par faire voler en éclat le mythe du leader immaculé : Ram apparaît finalement brutal, infidèle à sa femme, et uniquement animé par « cette satanée idée de sa mission ». À plusieurs moments de cette saga l'auteur souligne des tournants fatidiques dans l'histoire de ces couples tandis qu'une atmosphère tragique ne cesse de hanter ce roman où les nuages reviennent souvent comme un indice du destin.

 

• L'appartenance à la diaspora indienne est nettement présentée comme l'idéal qu'il s'agisse de cuisine pimentée ou d'identité en général. Nakhti n'est pas croyante ; elle voit dans l'hindouisme une tradition familiale et elle a transmis cet agnosticisme à sa fille. Dans l'île on reproche à Yasmine d'avoir trahi ses origines indo-antillaises et le parler patoisant pour une nouvelle patrie —d'où le titre “Tous ces mondes en elle” (The Worlds within her)— en étant devenue une pure Canadienne anglophone : « Alors, paraît que tu es une dame célèbre, là-bas au Canada ? » Sans aller jusqu'à parler de choc des civilisations, il faut souligner les malaises que suscitent les différences culturelles, ethniques ou raciales. Les années d'études de Cyril à Londres s'achèvent avec une agression raciste qui l'a déterminé à rentrer à la Barbade où il est devenu le « patron » des campagnes électorales de son frère et le gestionnaire d'un domaine en peau de chagrin. « L'agression avait fracassé autre chose que son verre de lunettes : ses illusions sur Londres, sur l'Angleterre… » Les préjugés raciaux sont bien présents ; Vernon Ramessan, en tant que leader indépendantiste indien, est ouvertement hostile aux Noirs et il interdit à sa sœur d'épouser le prédicateur Zebulon Crooks en raison de sa couleur de peau. « Ton mariage avec un Noir ferait de moi la risée de tous ». Au temps des pourparlers pour l'indépendance à Londres, Ram jouait déjà la carte ethnique : « Il multipliait les rencontres avec des Indiens, [se souvient son épouse] tandis que les autres passaient leur temps avec les Africains. Même là, nos divisions raciales subsistaient... » Sans doute est-ce la raison qui conduisit à son assassinat à la Barbade, sur une route que Cyril ferait découvrir à Yasmine. Animé par « la grande vengeance, celle qu'on prend sur l'Histoire », Ram a conduit son pays à l'indépendance — avant d'en dévaluer le résultat ; c'était « juste leur façon de se débarrasser de nous ». Ash, un jeune homme désœuvré et affilié à une secte hindoue, évoque avec colère des « contrats » qui au milieu du XIXe siècle amenèrent les Indiens aux Antilles après la fin de l'esclavage dans l'Empire britannique : « Z'ont volé le sang vital de not'Mère l'Inde ». Avec le recul du temps, la décolonisation n'est plus une page de gloire selon Cyril : « Je pense que Ram serait navré de voir à quoi ont mené les rêves qu'il avait pour son peuple. Il disait toujours : “Si on fait pas ce boulot, le pays retournera à la jungle”. Et il avait à moitié raison. À la façon dont je vois les choses, c'est la jungle qui vient à nous ». De fait le voyage de Yasmine se déroule dans un contexte de violences, d'incendies, et d'insécurité. C'est bien le Canada qui est son pays.

 

Je me suis efforcé de rendre compte avec objectivité de cet important roman et d'en dégager les centres d'intérêt. Mais je ne cache pas que le cricket, les tasses de thé, et diverses digressions ont failli avoir raison de ma patience de lecteur.

 

• Neil Bissoondath. Tous ces mondes en elle. Traduit de l'anglais par Katia Holmes. Phébus, 1999, 382 pages.

 

 

Tag(s) : #LITTERATURE CANADA
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