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Énorme roman de 750 pages, prix Médicis, prix Giono, prix Fnac, “Là où les tigres sont chez eux" a de quoi enchanter de longues soirées d'hiver ! Ça tient du roman-feuilleton le plus captivant avec sa trentaine de chapitres qui ont tous en commun de consacrer quelques pages au jésuite Kircher avant de nous plonger dans le choc d'un Brésil fort exotique. D'où l'exergue emprunté aux "Affinités électives" de Goethe : « Ce n'est pas impunément qu'on erre sous les palmiers, et les idées changent nécessairement dans un pays où les éléphants et les tigres sont chez eux.» Oh ! je sais, il n'y a ni tigre ni éléphant en Amazonie. Mais, le jaguar d'un gouverneur véreux.
Comment imaginer qu'en 2008 l'histoire d'un jésuite du XVIIe siècle serait le fil conducteur du plus étonnant, du plus fort, du plus passionnant des romans de la rentrée littéraire ? À une époque où l'on se moque tellement de l'érudition, celle-ci constitue un exotisme au moins aussi excitant que celui des plages de l'État du Maranhão ou de la selva du Mato Grosso. Il est vrai qu'on y rencontre un petite tribu d'Indiens qui parlent latin et un chef qui conserve pieusement l'ultime opus du jésuite Kircher. Comment tout ceci est-il possible ?
 
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Au nord du Brésil : Alcantâra. Imaginez un vieux port colonial ruiné, près de São Luis (Maranhão). C'est là que vit et travaille Eléazard von Wogau en compagnie d'un perroquet du nom de Heidegger — ce qui pourrait suffire à situer les idées de l'auteur. J'aurais dû dire : Alcantâra, c'est là qu'il a échoué, dans les deux sens du terme, car Eléazard n'y a pas grand chose à faire comme correspondant de presse pour l'agence Reuter ! Échouage et échecs : il laisse Elaine, sa femme le quitter pour aller enseigner la géologie à Brasilia ; il laisse Moéma, sa fille, le quitter pour aller étudier l'ethnologie à Fortaleza entre drague et drogue ; il laisse Soledad, sa bonne, se consumer de solitude à regarder telenovelas et matches de futebol ; il laisse Loredana Rizzuto, la mystérieuse touriste, repartir en Italie… Il laisse aussi son travail d'érudition le grignoter, le ravager à petit feu. À peine s'il l'oublie le temps de participer de loin à la vengeance contre l'immonde gouverneur Moreira, dit le colonel, dont Carlotta la riche épouse boit trop de champagne, — les autres buvant généralement trop de rhum.

C'est qu'il demande un travail absorbant ce Kircher ! Jésuite le plus illustre du XVIIe siècle, Athanase Kircher est allemand de naissance (1602) ; l'abominable guerre de Trente ans l'a poussé à franchir les Alpes et il s'est installé à Rome, au siège de l'Ordre, avec son assistant Caspar Schott qui, en 1690, dix ans après la mort de Kircher, en aurait écrit la biographie. Le manuscrit est retrouvé à Palerme et envoyé comme par hasard à Eléazard von Wogau, qui jadis, avait osé entreprendre une thèse sur ce brillant jésuite et en était donc devenu un spécialiste — et un sondage sur la toile vous apprendra qu'il y en a toujours… Au fil du roman, les "carnets d'Eleazard" montrent au lecteur les questions que le chercheur se pose pour préparer l'édition critique du manuscrit.

Le "manuscrit" du père Schott est en fait un véritable roman d'aventures culturelles qui mérite toute votre attention. Se méfier de ces manuscrits qu'on trouve dans les vieilles bibliothèques ! (Cf. Sciascia, Le Conseil d'Egypte ou Potocki, Manuscrit trouvé à Saragosse : le lecteur s'y engouffre sans se demander s'il faut prendre à la lettre leur authenticité…). Avec Roblès on visite Rome et le "Musée Idéal" du père Kircher au Collegium Romanum en compagnie du cardinal Barberini, de Christine de Suède ou du prince hériter du trône d'Espagne. Rien que du beau linge. On rencontre même Poussin, le Bernin et d'autres artistes. On échappe à la peste. On croise des papes qui commandent des places romaines où ériger des obélisques. Et sur les obélisques, devinez ce qu'il y a ? — Des hiéroglyphes bien sûr ! Car Athanase Kircher est un peu le pionnier de leur étude, puisqu'il est un chercheur universel, un savant "polymathe", une sorte de google vivant qui publie de beaux livres sur des sujets qui ratent le tournant scientifique de Galilée ou de Newton. Bien que nouveau Pic de la Mirandole, Kircher, cet avatar du savant Cosinus, est aussi le bricoleur de génie qui tente les inventions les plus folles, comme de faire voler Caspar Schott son secrétaire du haut du château Saint-Ange. Il est l'érudit qui inaugure la connaissance de la Chine et du chinois. Et la Lune même s'honore d'un cratère à son nom. Chemin faisant, vous participerez à une pêche au thon et à l'espadon au large de la Sicile, dont l'écho est, au large du Brésil, une pêche à bord d'une jangada — qui nous fait penser à Jules Verne, comparable à Kircher par l'esprit de curiosité, à la différence que Jules Verne croyait en la Science et Kircher en Dieu.


Le livre de JM Blas de Roblès ne se contente pas de fonctionner comme un roman-feuilleton, avec un grand nombre de personnages originaux dont Elaine von Wogau est sans doute la plus sympathique ; il se distingue en jetant d'évidentes passerelles entre tous les récits dans le récit. À l'expédition des géologues à la recherche de fossiles dans le Mato Grosso fait écho celle de Kircher risquant sa vie à l'Etna en éruption. De plus, cette expédition relie la famille du gouverneur et celle d'Eléazard : Mauro, le fils du gouverneur, y a été invité par Elaine von Wogau. La drogue rapproche Moéma, les junkies de la plage, les Indiens, et même le Jésuite ! Le candomblé rapproche Soledad, Alfredo et Loredana dans le même "terreiro" tandis que l'oncle Zé recherche une jolie fille pour incarner Yémanja : et ce sera Moéma. Les belles automobiles relient Loredana, le gouverneur Moreira et Nelson, l'infirme pour qui Lampião le "cangaceiro" était la figure absolue du héros, toujours chanté par la littérature de "cordel". Des clins d'oeil à la culture brésilienne il y en a beaucoup d'autres : Euclide da Cunha est ici un vieux médecin...homonyme de l'ateur de "Hautes Terres" (Cañudos), Nelson est appelé l'alejadinho... comme le célèbre artiste baroque d'Ouro Preto, contemporain de celui de la Villa Palagonia en Sicile. Et à la dernière page, le refrain si connu d'une samba pas encore oubliée qui évoque Brigitte Bardot... fait écho aux célèbres chansons de Gilberto Gil, de João Gilberto, ou de Vinicius de Moraes que le fils du gouverneur écoute sur son walkman en remontant le fleuve Paraguay en direction du Pantanal. Et surtout, les horreurs du Brésil contemporain, favelas et violences, ne forment-elles pas l'équivalent des horreurs de la guerre de Trente Ans que Kircher parvint à fuir ?

Fuir — voyager — c'est aussi le 36è stratagème dévoilé à Eléazard et mis en pratique par Loredana. Étonnants voyageurs, les Jésuites forment un lien entre l'Italie, la Chine et le Brésil — où les premiers d'entre eux débarquèrent au XVIè siècle — et c'est ainsi que Kircher était bien informé des pays lointains par ces missionnaires. Lui aussi grand voyageur, Blas de Roblès évoque son métier en célébrant rapidement les archéologues sur les terrains de fouille de Libye à travers les souvenirs de Loredana. Comme un bref instant autobiographique dans une somme d'aventures érudites et de fictions brésiliennes.

 
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Sans dévoiler la fin du roman (surtout ne pas jeter un regard aux cinquante voire aux cent dernières pages avant d'y être arrivé en lecteur sérieux !), sans raconter la fin du roman, il faut quand même souligner une chose assez épatante : voilà un livre qui montre des tas d'horreurs, par exemple quand on arrive sur les lieux de l'accident d'avion, ou de la peste romaine, mais qui après cela revient élégamment et rapidement à une écriture légère — sinon joyeuse — qui nous fait oublier les abominations de toutes sortes. C'est étonnant comme on ne fait pas de cauchemar après avoir lu ce livre! On peut même en rêver ! Ce livre est un miracle baroque.

Jean-Marie Blas de Roblès. Là où les tigres sont chez eux
Zulma, 2008, 775 pages.
 

———   Annexes  ———

Le site de JM Blas de Roblès

Un dossier de presse sur le site français des Jésuites.

Sur la Villa Palagonia (de Bagheria, à Palerme) où se passent les §. VIII-XI.

Enfin, sur Google Books ou GoogleScholar on peut trouver des articles scientifiques, qui témoignent d'un intérêt encore actuel pour le jésuite Athanase Kircher, comme ceux d'Angela Mayer-Deutsch.





 

Tag(s) : #LITTERATURE FRANÇAISE
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