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Les trente et quelques contributions, réunies par Jacques Weber sous le titre "Le Monde Créole", nous invitent à parcourir les terres de colonisation et d'esclavage, tout particulièrement les îles à sucre de l'Océan Indien, du XVIIe siècle à nos jours.
 

De fascinantes figures d'aventuriers

• Voyez ce comte de Benyowsky (1746-1786) : c'est un officier hongrois qui après des aventures en Russie parvint à Macao où il gagna la confiance de Robien, un des directeurs de la compagnie des Indes. Passé par la France, il prit la destination de Madagascar pour tenter de s'y établir comme "Empereur" en 1774. Puis après avoir intrigué à Vienne, à Londres et à Baltimore, il retourna dans la Grande Ile en 1785 avant d'être définitivement vaincu par une expédition montée depuis l'île de France par le gouverneur Souillac en 1786 (Bernard Baritaud). Tout un roman à écrire.

• Tout juste auparavant, le missionnaire Pierre Poivre avait été prisonnier à Batavia et c'est là que le monde des épices lui avait été révélé. À son retour en France en 1766, le duc de Praslin décida de le renvoyer aux îles de France et de Bourbon  : « Trois à quatre mille arpents de terre cultivés en girofliers et muscadiers donneront plus d'épiceries qu'il n'en faudra pour partager avec les Hollandais le plus riche commerce du monde.» Ce commissaire du roi rêva aussi de faire la fortune des îles que Kerguélen venait de découvrir à trois semaines de mer plus au Sud. (Huguette Ly-Tio-Fane Pineo)

• L'Empire des Indes était alors la base de la puissance britannique, mais des Anglaises avaient entrepris de contester cette domination. C'est ainsi que la théosophe Annie Besant établit un lycée pour jeunes filles à Bénarès en 1898 avant de rejoindre le mouvement nationaliste et d'adhèrer au Congrès National Indien en 1914. Suivant son exemple, une fille d'amiral de Sa Majesté, Madeleine Slade, milita pour l'abolition de l'intouchabilité, devint disciple de Gandhi et rentra en Angleterre dans les années 1930 afin de divulguer la pensée du mahatma (Arundhati Virmani).

 

Langue et société créoles

• Qu'est-ce qu'un créole ? Il s'agit donc le plus souvent d'un descendant d'esclaves, appelé "cafre" ou "kaf" à la Réunion. Originellement, l'espagnol "criollo" désignait celui qui est né aux Indes de parents espagnols. Ensuite, dans les isles à sucre de l'empire français, ce terme est passé aux personnes nées de la colonisation, et à leur langue jadis qualifiée de "baragouin", de "français corrompu" ou de "patois" et principalement inspirée du français des colons (M.Ch. Hazaël-Massieux). En voici un extrait, pastiche d'une fable de La Fontaine par Marbot, l'auteur de "Bambous" (1846).

Provèbe là bien voué.
Li vouè ladans caze béké,
Li vouè dans caze nèg aussi.
Yon ti mouton, les-autt-fois,
Té ka bouè dans lariviè.
Yon gros loup sòti dans bois.
Li vini tou pou li bouè.
Loup là, dent li té rouillé,
Li pas té trouvé mangé;
Ou'a di li té fè carême;
Guiole li té longue, li té blême
Com yon patate six simaine,
Maig com yon nèg qui dans chaîne.
Quand li tè voué ti mouton là,
Tout suite khé li té content.(…)

• De même que la France des Lumières brille par l'importance de la franc-maçonnerie, Saint-Domingue à la fin du XVIIIe siècle voyait les frères tenir le haut du pavé. C'étaient principalement des bordelais du négoce. Après 1791, les loges subirent le contre-coup des troubles et certains maçons migrèrent aux États-Unis, d'ailleurs l'empereur Dessasines les interdit au même titre que le vaudou. Néanmoins les Loges se développèrent à nouveau après 1823 date de la fondation du Grand Orient d'Haïti et aujourd'hui on compte environ 5.000 maçons à Haïti (Jacques de Cauna).

•  Nosy Bé, rattachée à Madagascar après la conquête de 1895, avait connu auparavant un médiocre premier cycle sucrier dans les années 1860-1890. Bientôt on assisterait à la relance de l'exploitation sucrière dans les années 1910. Ce petit monde sucrier s'étend sur quelques grands domaines où travaillent métropolitains, créoles et "zanatany" (Réunionnais nés à Madagascar). Certaines de ces plantations font aussi la culture de l'ylang-ylang et de la vanille. Le tout sur des terres prises aux "réserves indigènes" des Malgaches du canton du Dzamandzar. Un seul autochtone put s'offrir les services d'un avocat français pour tenter — vainement — de résister à la perte de ses terres (F.V. Rajaonah).

• À la Réunion, l'apport culturel malgache est souvent méconnu. Pourtant les esclaves venus au XIXe siècle sont à l'origine de divers usages : tel est le "service kabaré", une cérémonie pour une personne décédée, origine de la danse "maloya" qui sert encore d'initiation à la créolité (Stéphane Nicaise).

 

Des esclaves aux engagés et au travail forcé

• Sous la Révolution, armer des esclaves pour faire la chasse aux "marrons" et pour défendre l'île la Réunion contre les Anglais pouvait sembler paradoxal. Mais la société esclavagiste était si fragile à cause du petit nombre de soldats blancs sur place que cela eut raison de certaines réticences. Et le colon pouvait même y trouver son intérêt : si son esclave requis pour le service est tué, il est dédommagé par l'administration bienveillante qui lui en donne deux... Alors pourquoi se priver ? Néanmoins, le risque était bien réel de voir les esclaves utiliser leur apprentissage des armes contre les colons, la révolte de 1811 le prouvera (Claude Wanquet).
La paix revint après Waterloo et de 1815 à 1848, on procéda à l'affranchissements de 6.200 personnes dont 39 % d'enfants. On devine qu'il s'agit de garçons et de filles illégitimes que les colons veulent libérer. Même proportion de 39 % de femmes. Fait-il rappeler que le mariage du Blanc avec une Négresse était hors la loi ? (Prosper Ève).

• Plus que la Réunion, l'île Maurice est connue pour sa population indienne apportée par le "coolie trade" du XIXe siècle. Ces travailleurs engagés étaient loin d'être les premiers Asiatiques à y débarquer. Car il ne faut oublier que des esclaves malais et chinois y furent acheminés par les Hollandais de la V.O.C. à partir de 1619. En 1715 les Français à leur tour s'établissent à Maurice —qu'ils rebaptisent île de France— et ils introduisent des esclaves venant de l'Inde. Il faut compter 5.000 et quelques Indiens déportés vers Maurice et la Réunion jusqu'en 1769. Puis de 15 à 18.000 Indiens pour la période 1770-1810. Ils venaient de Chandernagor au Bengale, de Pondichéry et Yanam sur la Côte de Coromandel, et de Mahé sur la Côte de Malabar. Les autorités anglaises, déjà marquées par l'abolitionnisme, tentèrent de freiner la mise en esclavage et les expéditions à partir du Bengale. L'occupation par les Anglais des possessions françaises en Inde entre 1793 et 1816 mit fin à ces expéditions françaises vers les Mascareignes. Pourtant, après le passage de Maurice sous domination anglaise en 1810 : des esclaves malais y seront encore introduits illégalement avant que n'intervienne leur libération en 1834. (Articles de Richard B. Allen et de Marina Carter)

• Une partie de Madagascar se souleva en 1947 contre la présence française et contre le travail forcé. Celui-ci faisait partie du Code de l'Indigénat, c'est-à-dire des dispositions arrêtées par Galliéni dès 1897 et modifiées par la suite à plusieurs reprises. Mais il avait été aboli en 1946. Effectivement, avait été créé en 1926 le "S.M.O.T.I.G." où le travail forcé était institué sous couvert de travail d'intérêt général pour tous les oisifs et vagabonds, qui rappelaient le fahavalo, le guerrier insoumis des lendemains de la conquête. Ainsi "le travail est conçu comme corollaire de la répression ou instrument de répression" ce qui arrivait à l'indigène qui ne s'était pas acquitté de ses impositions ou n'était pas muni de sa "karta" — livret du travailleur où figurent des empreintes digitales (1925…) et même une photographie comme on le décida en 1934 !  (Chantal Valensky)

 

 

• En 2008, l'actualité est à la Chinafrique et l'on s'émerveille de l'activité intense de milliers de Chinois sur les les chantiers du continent noir. Ce n'est pas un phénomène totalement nouveau. Il y a quatre-vingts ans, l'AEF construisit le chemin de fer "Congo-Océan". Le chantier, critiqué par André Gide, avait eu mauvaise presse jusqu'en Chine. Pourtant on y recruta 800 engagés sous contrat pour alléger les efforts des Africains qui mouraient en grand nombre. Les Chinois recrutés par une officine de Hong Kong arrivèrent en 1929. L'affaire se déroula mal. Les interprètes vietnamiens parlaient mal leur langue et ces ouvriers, qui étaient surtout des professionnels des villes, furent réputés paresseux et furent de mauvais manœuvres. Sans compter que certains firent de la propagande communiste ! Dès 1932 on les rapatria tous. (Colette Dubois).
Les romans de Marius et Ary Leblond évoquèrent (un peu) ces constructions de chemins de fer mais … à propos de Madagascar et de la Réunion. Ces auteurs aujourd'hui oubliés avaient été encouragés à écrire par Lyautey en vue de l'exposition coloniale de 1931. Dans l'un de leurs romans coloniaux, ils présentent ainsi le port malgache de Tuléar comme une future "blanche capitale du charbon noir" puisque le chemin de fer le transportant en ferait "l'émule de Durban". Pourtant leur écriture semble plus tournée vers la tradition que vers la modernité. (Edmond Maestri)

 

Devoirs de mémoire et Droits de l'homme

• À Madagascar comme ailleurs, l'esclavage a fini par devenir un enjeu de mémoire. La Grande Île connaît une originalité historique : l'affranchissement date de 1896 ; il est la conséquence de la conquête française. Le 50è anniversaire qui précède de peu l'insurrection malgache n'a guère été célébré. Mais le centenaire davantage fêté en 1996. On retrouve trace de l'esclavagisme dans la toponymie avec notamment des marchés aux esclaves (andevo). (G.A. Rantoandro).

• La "fête kaf" du "20 desemb" rappelle l'abolition de 1848 à la Réunion en insistant sur l'identité ethnique dominante alors que les autorités tentent de la transformer en fête universelle acceptable pour toutes les communautés — y compris les Zoreils — alors que Paris célèbre le 10 mai ! Dans l'île voisine, avec la domination numérique hindoue, c'est le 1er février qui est devenu fête nationale mauritienne en 1978, mais sans aboutir à l'unité des créoles et des hindous : les descendants des esclaves y restent en bas de l'échelle sociale, situation qui à la Réunion est celle des récents immigrés comoriens. (Alexandra de Cauna).

• Rendons-nous maintenant aux États-Unis. De violents affrontements raciaux se produisirent du côté de la Route 80 en Alabama, suite au passage de Martin Luther King à Selma le 2 janvier 1965 lors de la campagne pour les droits civils. C'était l'époque où, dans la Black Belt, les Noirs se faisaient inscrire sur les listes électorales, ce que dénonçait le Greensboro Watchman, orgueil de la presse locale. Dans cet environnement très influencé par le Ku Klux Klan, surgit une femme noire déterminée, Theresa Burroughs, qui avait de qui tenir : un de ses aïeux avait été en 1870 le premier Noir élu à la Chambre des Représentants de l'Alabama. Afin de maintenir la mémoire de ces luttes pour les droits de l'homme, cette militante de la cause noire a réussi à transformer en musée la maison de Greensboro où le pasteur noir dut se réfugier au cours de la nuit du 16 juillet 1965 : « She is a Black Woman ». (Éric Saugera)

• Le retour de l'esclavage au Soudan dans la dernière décennie du XXe siècle est enfin analysé par Jacques Weber, professeur à l'Université de Nantes. Les négriers arabes sunnites ont repris leurs raids dans le Sud où les Africains sont divisés en nombreuses ethnies (Dinkas, Noubas ou Nuers…) qui sont en partie chrétiens et animistes. La proclamation de la charia par le dictateur Nimeiry en 1983 a provoqué la rébellion sudiste de John Garang. Il en résulta une guerre civile meurtrière et une famine organisée (1998-1999) tandis que le pays exportait des céréales. Certains estiment que la politique totalitaire de Khartoum vise à éradiquer les civilisations africaines du Sud : « Comme s'il n'existait qu'une seule religion, qu'une seule culture, une seule race et une seule langue au Soudan » déplore un juge soudanais du tribunal de La Haye. En 1997, une ONG canadienne fait état de 40 000 esclaves au Soudan et des organismes se spécialisent dans le rachat des captifs. Le CSI affirme en avoir racheté 80 000 entre 1995 et 2003 — comme si l'intervention des ONG aggravait l'importance numérique de la traite. Pendant ce temps, Ryszard Kapuscinski dénonçait dans son livre "Ébène" le peu d'intérêt international pour ces victimes et Mme Taubira remuait ciel et terre pour proclamer la traite crime contre l'humanité, —  du seul côté de l'Atlantique ?

C'est le genre qui veut cela : les Mélanges n'ont effectivement pas d'unité très fortement marquée, et encore je n'ai pas évoqué toutes les contributions. Mais n'est-ce pas justement dans la diversité que réside la richesse ?

 

Le Monde Créole
Peuplement, sociétés et condition humaine, XVII-XXe siècles.

Mélanges offerts à Hubert Gerbeau
Sous la direction de Jacques Weber
Les Indes Savantes, 2005, 257 pages.

 

Tag(s) : #TRAITE, #ESCLAVAGE & COLONISATION
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