Overblog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog

Les ouvrages sur la traite atlantique appartiennent la plupart du temps à l'histoire économique et généralement ils décortiquent le commerce triangulaire organisé au départ des ports européens. L'ouvrage de Markus Rediker a au moins deux originalités. D'abord il borne son sujet à la traite anglaise (et étatsunienne) entre 1700 et 1807, année de l'abolition officielle de la traite à Londres et au pays de Washington. Dans ce long XVIIIe siècle, c'est Liverpool qui domine l'activité du trafic négrier. Surtout, l'étude du professeur de l'université de Pittsburgh choisit d'être pour une bonne part une « histoire par en-bas », à la façon des « subaltern studies », pour appréhender toute l'horreur vécue, toute la violence déchaînée « à bord du négrier » — le titre de l'ouvrage est parfaitement explicite. La vente des esclaves et le retour en Europe des navires chargés de produits tropicaux n'occupe donc ici qu'une place infime.

L'auteur écrit une histoire érudite des hommes, de leur souffrance, de leur violence, et en même temps une histoire empathique et humaniste : esclaves et marins et capitaines sont donc au cœur de son étude, sans oublier les navires sur lesquels le drame se joue. Les premiers sont le plus souvent des anonymes, puisqu'à l'achat des captifs par les capitaines négriers un numéro d'ordre remplace leur nom, alors qu'en index abondent les noms des capitaines et des navires. Menant l'analyse jusqu'à la fin de la traite anglaise légale, l'auteur a voulu donner une place importante aux abolitionnistes (comme William Wilberforce, Thomas Clarkson...) qui alertent l'opinion publique anglaise à partir de 1787. Et ce d'autant plus que leur activité reposait sur des enquêtes et interviews menés auprès des marins de Liverpool, Bristol, Plymouth, etc. Ces hommes audacieux s'attaquaient à de solides « bastilles » –pour reprendre l'expression de Serge Daget– vu ce que représentait la traite atlantique dans l'activité de Liverpool avant 1808. L'ouvrage s'organise de manière à prendre le plus souvent possible le point de vue des acteurs : marins et capitaines, certains ayant laissé un Journal de bord, ou une relation de leurs expéditions, à l'exemple de William Snelgrave (traduit en français dès 1735 et republié par Gallimard en 2008).

Le navire négrier en lui-même, le « guineaman », pouvait être de toutes les tailles, depuis un sloop de moins de cent tonneaux jusqu'au Parr, monstrueux trois-mâts de 566 tonneaux, qui explosa en 1798 au large de Bonny (actuellement au Nigeria) lors de son premier voyage après avoir embarqué deux cents esclaves. Il aurait pu en charger sept cents sans le Dolben Act qui venait de réduire la cargaison licite à environ un esclave par tonneau de jauge. Le plus célèbre de ces navires négriers reste le Brooks parce qu'il servit aux abolitionnistes : c'est ce navire, rempli d'esclaves alignés, rangés sur deux ponts, qui figurait sur le poster diffusé à partir de 1788 pour engager les consciences à dénoncer le trafic inhumain.

La description des lieux de la traite sur les côtes atlantiques de l'Afrique est complétée par l'analyse détaillée des conditions dans lesquelles les Africains étaient capturés puis vendus. Il s'agissait principalement de prisonniers de guerre, faits par des royaumes organisés et militairement puissants ; l'auteur considère que ces guerres sont moins une cause qu'une conséquence du marché organisé localement pour l'exportation –ce qui pousse aussi aux rafles de familles entières voire de villages entiers. S'y ajoutent les condamnations par les institutions judiciaires de ces royaumes. D'autres Africains, libres ceux-là, se retrouvent souvent à bord des navires négriers ; le coq (le cuisinier) souvent est noir, ainsi qu'un certain nombre de marins recrutés sur la côte, appelés « grumettoes », parfois seulement pour quelques mois, ou pour remplacer des marins britanniques malades ou décédés. « De nombreux Fantis, écrit [le poète et marin] Stanfield, sont dès l'enfance à moitié élevés à bord des vaisseaux européens qui fréquentent leurs côtes. Ils apprennent leur langue, et connaissent bien les habitudes et les devoirs des marins, tout particulièrement quand ces derniers ont à voir avec l'esclavage. »

Les opérations de traite duraient au moins deux mois et souvent bien plus, jusqu'à huit dans le cas de l'Ogden qui emporta en Amérique le plus connu de ces esclaves, Olaudah Equiano qui plus tard rédigerait son autobiographie. Plus la traite tirait en longueur plus les maladies – le scorbut, les “fièvres”– séviraient durant le « passage du milieu » mais il ne semble pas que cette vérité pourtant connue au XVIIIe siècle ait souvent amené les capitaines à lever l'ancre avant d'avoir une cargaison complète de captifs... Vu le taux de mortalité à bord, « la majorité des capitaines s'estiment fortunés si, après quatre voyages, ils possèdent encore vie et santé ». Il fallait donc disposer d'un ou deux seconds, et des marins expérimentés.

Pourtant le recrutement des équipages n'était pas très glorieux. Le joyeux marin – « jolly jack-tar » – est largement recruté contre son gré dans les bouges d'un port d'Angleterre, une fois ivre et endetté. Et quand les capitaines et seconds deviennent violents à l'approche des côtes africaines, ces prolétaires deviennent des esclaves blancs dans « l'enfer privé du capitaine ». Son attitude se durcit quand il devient un « geôlier » pour ses marins autant que pour sa cargaison esclave ; il règne par la terreur, multipliant le recours au fouet, le « chat à neuf queues », et la torture. « La fragilité même du pouvoir à bord du navire est peut-être à l'origine de l'intensité de sa cruauté ». On aurait pu se demander si l'éducation britannique d'alors, connue pour sa propension aux châtiments corporels, ne constituait pas un facteur aggravant de la brutalité des comportements à bord.

Devant la terreur, les membres de l' équipage se montrent généralement solidaires — « Un pour tous et tous pour un ». De même les esclaves jouent-ils de la solidarité pour se révolter, tenter de massacrer l'équipage ou de jeter le capitaine à la mer. Mais sur le Zong, en 1781, c'est le capitaine Luke Collingwood qui fait jeter par-dessus bord 122 esclaves prétextant la soudaine insuffisance numérique de son équipage et le manque d'eau potable. Il en résulta un procès qui « contribua à médiatiser la cruauté de la traite » et facilita l'émergence du mouvement abolitionniste. Mais tout ne venait pas de la diffusion des droits de l'homme. Comme « à peu près vingt mille marins britanniques travaillant dans la traite moururent entre 1780 et 1807 » l'opinion pouvait se demander s'il ne valait pas mieux réserver ces hommes pour la guerre contre la France. Comme quoi Napoléon qui n'a pas mis fin à l'esclavage dans les colonies françaises a contribué à stopper la traite chez ses adversaires...

La révolte des marins du port de Liverpool contre les armateurs à l'été 1775, réprimée par l'envoi de troupes venues de Manchester, vient donner une dimension de lutte des classes à cet essai où l'attention du lecteur est surtout requise par l'opposition entre Blancs et Africains. La traite, en mélangeant des esclaves de nombreuses ethnies différentes, pratiquant des langues différentes, crée en effet –dès qu'ils montent à bord– le « peuple noir » sans distinction d'origine ; tous deviennent « compagnons de bord » (“shipmates”) et entrent dans une culture de résistance dès que « les entraves de fer écorchaient la chair ». Résister c'est d'abord la grève de la faim, prélude à l'insurrection, voire au suicide individuel ou collectif dont la forme extrême était de faire sauter le navire à l'exemple du New Britannia en janvier 1773. Si l'insurrection est « le pire cauchemar » du capitaine, les maladies notamment les épidémies contractées sur la côte africaine ne le sont pas moins.

La condition des femmes esclaves à bord est différente de celle des hommes dont elles sont normalement séparées : pas de fers ni de colliers (sauf exception) et plus de facilité de circulation à mettre en rapport avec leur rôle dans les révoltes, voire leur exploitation sexuelle — ce que certains capitaines semblent se réserver... Elles sont souvent employées à des tâches “domestiques”, ainsi aider le coq à préparer les repas, et aussi à enfiler des perles –production de colifichets revendus au port d'arrivée ? Ces faits, et d'autres, auraient pu amener à constituer un chapitre spécifique.

L'intérêt de cet essai reste bien évidemment multiple tout en se fondant sur la seule traite britannique – même si l'épilogue traite d'un épisode de la carrière d'un capitaine du Rhode-Island. En 1791, James D'Wolf fit l'objet d'une plainte pour meurtre sur la personne d'une « négresse » jetée par-dessus bord « alors qu'elle était encore vivante » ; un grand jury fédéral examina l'affaire et... James D'Wolf reprit la mer. Il devint ensuite un richissime marchand d'esclaves, fit bâtir « Mount Hope, l'un des manoirs les plus somptueux de toute la Nouvelle-Angleterre » et finit sénateur des États-Unis. 

Marcus Rediker – À bord du négrier. Une histoire atlantique de la traite. - Traduit par Aurélien Blanchard. Seuil, 2013, 548 pages.


 

 
Tag(s) : #ESCLAVAGE & COLONISATION, #TRAITE
Partager cet article
Repost0
Pour être informé des derniers articles, inscrivez vous :