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La Loire, ou le Rhône, ou la Seine suscitent des vocations touristiques et des écrivains-voyageurs. Je songe à la Loire de Bernard Ollivier. Mais la Marne ? À priori, qui peut s'intéresser à la Marne au point d'en remonter le cours depuis la confluence aux portes de Paris jusqu'à la source au plateau de Langres ? Le récit de Jean-Paul Kauffmann est donc d'abord un objet intrigant mais aussi capable de séduire un public sensible à la ruralité et à l'histoire locale.
Chassant « le souvenir frivole des guinguettes et des canotiers », l'auteur cherche à découvrir la vérité profonde d'une rivière longue de 520 kilomètres. Jour après jour, c'est en piéton, le sac au dos, que l'auteur remonte le cours de la Marne, remontant l'histoire en même temps. Le père et le grand-père sont passés par ici — mais en uniformes. Les souvenirs des guerres envahissent régulièrement l'esprit de l'ancien journaliste, plongeant le lecteur dans les batailles de la Marne en 1914 et en 1918, dans la tentative de résistance à l'invasion en 1940, puis dans des épisodes plus anciens avec Napoléon, Charles-Quint et même... Attila ! La bataille des “champs catalauniques”, en 451, doit son nom au fait qu'elle s'est déroulée aux portes de l'actuelle Châlons-en-Champagne, l'ancienne Catalaunum.
Le voyageur a réexpédié ses jumelles mais emporté des cigares et des livres. Les souvenirs littéraires se greffent très facilement sur le parcours. Bossuet, La Fontaine, André Breton, Simenon... Ce dernier est passé en navigant sur le canal latéral à la Marne et y a composé certains de ses livres. À Saint-Dizier, André Breton a laissé son nom à un hôpital psychiatrique ; son expérience avec les aliénés serait une des sources du surréalisme.
Le voyageur s'inspire aussi de Vidal de La Blanche et de Braudel pour qui la France tire son identité des cours d'eau et d'une mosaïque de « pays ». En s'éloignant de Paris, le voyageur réalise son anabase vers « le désert français ». Après une trentaine de kilomètres, après Meaux, la pression de la capitale s'effondre. Le fouillis péri-urbain disparaît au profit d'un chapelet dont les noyaux urbains sont très espacés : Château-Thierry, Épernay, Châlons-en-Champagne, Vitry,-le-François, Saint-Dizier, Chaumont... La richesse présente du vignoble champenois contraste avec la déliquescence de la Haute-Marne touchée par la désindustrialisation et la morosité qu'accentue un climat rébarbatif : « On a deux saisons : l'hiver et le 15 août » affirme à l'auteur le client enjoué d'un bistrot.
Car un intérêt non-négligeable de ce carnet de voyage est dans la rencontre des habitants. L'un est salué comme le premier paysan rencontré depuis Paris. Plus loin, en Haute-Marne, ceux qu'ils rencontre — paysans, ouvriers, aubergistes, retraités — lui apparaissent comme des « conjurateurs ». Des gens qui lui disent « on tient » et résistent à « la fatalité du déclin ». Kauffmann qualifie de « démeublement » ce qui arrive à ces territoires en difficulté, en vacance au singulier. « Les gens se sont désengagés comme s'ils avaient décidé de se maintenir en dehors des hostilités actuelles, alors que depuis des décennies ils sont agressés, victimes de crises en série. » C'est l'étape de Saint-Dizier qui amène particulièrement ces propos.
Remonter la rivière — la descendre aussi avec des agents chargés de l'entretien des rives — amène l'écrivain-voyageur à s'intéresser à la Marne pour elle-même, à ses méandres multiples qui rendaient difficile le flottage du bois destiné au Paris du XIXe siècle, ou à ses noues en retrait du courant principal où les brochets frayent, aux variations du débit, soutenu en cas de besoin par le lac-réservoir de Der.
Si un ami photographe l'accompagne quelques jours durant en pays champenois, le voyageur est le plus souvent seul. Il suit les chemins de halage. Il mange souvent mal. Il ne se plaint jamais d'avoir mal aux pieds. Il reconnaît volontiers que son air de SDF a fait hésiter plus d'un aubergiste au cours de ces sept semaines.
• Jean-Paul Kauffmann. Remonter la Marne. Fayard, octobre 2013, 261 pages.
Tag(s) : #LITTERATURE FRANÇAISE, #VOYAGES
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