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Tinel-Kongo.jpg On remarquera ce roman, autant pour sa structure maîtrisée du récit que pour sa richesse stylistique. Anne-Christine Tinel tire deux fils : une enquête classique menée en cinq mois à Lyon et alentour ; et la quête généalogique d'Anne Cabane, enquêtrice de personnalité pour la justice et narratrice de la plupart des chapitres.

On a repêché dans la Saône le corps d'Emna B., épouse de Martin G. : accident ou homicide? On soupçonne son ex-femme Lucie Clos et on l'incarcère. “Pour faire le portrait neutre et réaliste” des principaux protagonistes de cette tragédie, la narratrice va les interroger. On aurait tort de croire à un banal roman policier! Car survient le décès d'Irène Karabotchka, grand-mère maternelle d'Anne Cabane : surgissent alors des bouffées de souvenirs d'enfance mêlées à des “absences” mentales : son début de grossesse la trouble, son corps ne lui appartient plus...

Lors des entretiens, Lucie ne se livre guère, semble indifférente à son incarcération, refuse un avocat tout en se prétendant innocente. À l'inverse, Martin se montre loquace, son regard trouble l'enquêtrice, “remue une part endormie” d'elle-même dont le père est décédé avant sa naissance. Bien sûr, tous les témoignages divergent... et les deux fils se nouent car le silence de Lucie vient se superposer à celui de sa grand-mère qui n'a jamais rien dit de ses morts...

Rêvassant dans son bureau, cimetière de vieux objets détériorés, Anne Cabane se remémore une exposition au musée du Quai Branly... L'association d'idées s'impose : elle “voit” dans ses objets abîmés le signe d'une “faute antérieure qu'il lui appartient de réparer” pour assumer, à sa naissance, l'enfant qu'elle porte, lui transmettre une filiation et non ”un passé criblé de blancs”. L'enquêtrice se retrouve au centre d'une toile d'araignée ; malgré l'affection prévenante d'Antoine, elle peine à se concentrer sur son travail : “(son) esprit ne parvient pas à s'arracher à la zone d'ombre ouverte par la disparition de (sa) grand-mère”... De Google à Gogol les analogies s'appellent : Irène  Karabotchka – en hongrois "petites boîtes"– y a en partie occulté ses morts, ses “âmes mortes”, comme si elle avait collé un œil postiche à la statue kongo de son passé... en partie seulement, car elle a laissé les lettres d'amour en yiddish que lui adressa un juif norvégien... Les fils se resserrent : deux autres femmes ont égayé la vie de Martin à Tunis. Alors que Lucie refusait d'avoir un enfant, Emna ne le pouvait et Ahlem l'a feint : “toute cette tragédie tourne autour de la question d'enfanter” et renvoie Anne Cabane à son état, enceinte!

Au cinquième mois de grossesse elle a enfin mis un terme au silence de sa grand-mère et découvert sa judéïté, toujours transmise par les femmes ; Emna et Lucie l'ont aidée à s'accepter comme future mère... À propos, Emna ne s'est-elle pas suicidée?

Dans ce roman de femmes à fin ouverte, Anne-Christine Tinel joue habilement des intrications – entre vie professionnelle et privée, entre rationalité et inconscient, entre prose et poésie – qui souvent bouleversent la typographie. Elle transforme le lecteur en enquêteur du terrain romanesque et l'amène à se construire des “clés changeantes” dès l'exergue, citation de Paul Celan. En publiant ce beau roman, les éditions Elyzad suscitent l'attente des suivants!

• Anne-Christine TINEL. L'œil postiche de la statue kongo
Editions Elizad, Tunis, 2009, 261 pages.
 
Lu et chroniqué par Kate
Tag(s) : #LITTERATURE FRANÇAISE
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